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ponsabilité de chaque individu ? Elle se confond avec celle de l’organisation sociale.

Entre ces classes en antagonisme permanent éclatent des conflits périodiques, le plus souvent aujourd’hui sous forme de grèves. Sans celles-ci il n’y aurait jamais eu de relèvement de salaire ni des conditions du travail. Elles ont dû être reconnues par la loi sous la poussée populaire, ce qui n’empêche que les grévistes sont encore traités et poursuivis comme des malfaiteurs. Les conflits sociaux ont ressuscité les délits d’opinion. On n’a pas le droit de toucher à l’ordre établi. Une simple déclaration anti-militariste suffit à entraîner une condamnation féroce.

Non, l’homme affranchi, celui qui ne dépend que de sa conscience, ne peut pas vivre en accord ni en paix avec la société actuelle. Il ne peut pas se contenter de ne pas créer de souffrance autour de lui. Il doit entrer dans la mêlée pour aider à créer un régime de justice et d’entr’aide. Celui qui n’agit pas, tout au moins par son influence morale, par ses propos et ses critiques, celui qui reste, dédaigneux et égoïste, dans sa tour d’ivoire, se rend complice et responsable des iniquités sociales.

Peut-on supposer qu’avec l’effort commun l’humanité arrivera à une organisation sociale où règnera une morale sans obligation ni sanction, fondée sur la confiance réciproque, où chacun prendra sa responsabilité en lui-même ? Il est certain qu’il y aura toujours des impulsions non réfrénées, surtout dans le domaine sexuel, des amours-propres exacerbés, c’est-à-dire des vanités, etc. Il est probable que dans une société où les conflits d’intérêt auraient en grande partie disparu, et sans doute y en aura-t-il encore, les conflits d’amour-propre seront les plus nombreux.

Le sentiment de responsabilité aura encore assez souvent des défaillances. En supposant que le monde futur soit composé, en général, d’individus ayant une intelligence et une conscience plus développées qu’aujourd’hui, il n’y en aura pas moins des divergences entre les hommes avec des intelligences et des consciences à des degrés divers de développement, avec des caractères différents, avec des réactions différentes. Tous n’arriveront jamais au même affinement dans le sentiment de responsabilité. Et l’amour-propre vis-à-vis d’autrui prendra encore souvent le dessus sur l’amour-propre vis-à-vis de soi.

On peut supposer que les conflits d’intérêt, les torts et les dédommagements seront réglés par des commissions techniques d’arbitrage et que les individus de mauvaise foi, mieux connus à l’intérieur des associations, seront devant la réprobation publique et l’antipathie générale obligés de changer de milieu, que les actes anti-sociaux (conflits sexuels, violences, déséquilibres divers, accès alcooliques, etc.) seront envoyés à une commission médicale, etc.

Il y aura toujours une société, des organismes de production et de répartition (communes agricoles ou industrielles), des associations de tout genre, des fédérations multiples. La responsabilité vis-à-vis de la collectivité existera toujours, mais elle ne donnera plus lieu à des peines infamantes. Tout devrait se réduire au dédommagement, tout au moins partiel, du tort causé, sous la garantie d’un arbitrage, et au traitement médical des individus dangereux. Encore ceux-ci devraient-ils avoir pour se défendre contre des abus possibles, l’assistance de psychiatres indépendants, remplaçant les avocats d’aujourd’hui.

Enfin, on aurait sans doute, davantage que maintenant, la préoccupation de l’hygiène et de la santé publiques. On s’intéresserait davantage à l’éducation rationnelle de l’enfant respectant son développement psychologique, sans le bourrage de crâne, destiné à l’amener au conformisme. On s’inquiéterait du dépistage précoce de tous les arriérés, afin de leur donner une

éducation spéciale, continuée, en cas de besoin, par une protection médicale au cours de leur existence.

Et puis, quoi qu’il arrive, il y aura toujours une opinion publique sans doute mieux éclairée, plus libérale évoluant plus facilement. Quel est le surhomme, doué du sentiment de la responsabilité le plus affiné et de quelque intelligence, qui aurait l’orgueil de prétendre pouvoir se conduire à l’égard d’autrui sans provoquer un jugement populaire parfois plus équitable que le sien ? La réaction réciproque des uns sur les autres est la garantie de la responsabilité sociale. L’équilibre de la morale, toujours instable, est la résultante de l’influence de l’opinion publique, soutien de la coutume, et de la réaction de chaque individu, défendant sa personnalité et son indépendance. — M. Pierrot.

RESPONSABILITÉ. La responsabilité, dit le dictionnaire, c’est l’obligation de répondre de ses actes, de ceux des autres ou d’une chose confiée. Cette définition est exacte, à mon avis. Je la fais donc mienne. La responsabilité est inséparable de l’acte lui-même. Elle implique nécessairement la liberté, en même temps qu’elle détermine celle-ci. Elle peut se présenter sous deux formes : individuelle et collective. La responsabilité individuelle oblige à répondre uniquement de ses actes ou d’une chose confiée à la personne même. La responsabilité collective fait obligation de répondre non seulement de ses propres actes, mais encore de ceux d’autrui, s’il s’agit d’actes délibérés, acceptés et décidés par un groupe d’individus associés, sous une forme ou sous une autre, pour accomplir une tâche commune, pour atteindre un but commun. Dans ce cas, la chose confiée, engage la responsabilité de tous. Cette chose confiée peut être : le secret de délibérations, de décisions ou d’actes qui doivent être préparés et exécutés par les associés ou certains d’entre eux, choisis par l’ensemble. Chacun et tous sont donc, en ce cas, responsables, à la fois individuellement et collectivement, et leur liberté est déterminée par ce double caractère de la responsabilité.

Ces prémices formulées, il importe, maintenant, d’examiner les deux aspects de la responsabilité.

I. — La responsabilité individuelle. — À mon avis, l’obligation qui consiste à répondre de ses actes ou de la chose confiée personnellement, ne peut être éludée par aucun individu en possession de ses facultés mentales. Cependant, plusieurs conceptions peuvent se faire jour :

a) Celle des individualistes, adversaires de toute forme d’association ; b) celle des individualistes partisans de l’association libre et momentanée, mais hostiles à l’organisation sous toutes ses formes ; c) Celle des partisans de l’organisation méthodique et durable.

a) Convaincus qu’ils se suffisent à eux-mêmes, les individualistes non-associationnistes — de moins en moins nombreux, il faut le dire — sont partisans de la liberté, sans limite, ni contrôle. Ne voulant rien avoir de commun avec le milieu, avec la société, ils n’entendent être responsables de leurs actes que vis-à-vis d’eux-mêmes et n’avoir d’obligation envers quiconque.

Cette conception est apparemment logique. Elle serait soutenable si ces individualistes pouvaient vivre en marge, s’ils n’étaient pas obligés de recevoir des services de la société et, en échange, de lui en rendre. Elle serait juste et inattaquable, s’ils considéraient que leur liberté finit au moment où leurs actes commencent à porter atteinte à la liberté des autres. Mais comme ces « individualistes » prétendent exercer leur liberté, toute leur liberté, sans se préoccuper en quoi que ce soit de la restriction apportée à celle des autres ; comme ils entendent « prendre » le plus possible à la société et ne rien lui donner, en échange, je déclare qu’une telle conception de la responsabilité est insou-