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l’injustice, il n’acceptera pas que la société la pratique. Il ne sera donc pas forcément un bon citoyen.

D’abord il y aura souvent heurt entre sa conscience et le conformisme de l’opinion. L’opinion publique est traditionnaliste, elle a le respect des rites, de l’ordre établi, des hiérarchies. Elle est la gardienne des préjugés. Elle sait ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Elle se confond avec le conformisme des gens bien-pensants. Elle fait obstacle au progrès qui, lui, est individuel. Elle n’accepte les idées nouvelles qu’avec lenteur et après avoir persécuté les novateurs. Souvenons-nous du conformisme religieux et du conformisme sexuel et, comme simple exemple, de l’excommunication qui frappait férocement, il n’y a pas bien longtemps, les filles-mères, lesquelles d’ailleurs sont encore aujourd’hui en situation d’infériorité sociale.

Prenons ensuite la position de l’homme affranchi, ne dépendant que de sa conscience, vis-à-vis de l’organisation sociale. Il s’aperçoit que cette organisation donne force légale au conformisme de l’opinion. En France autrefois, et dans beaucoup de pays actuellement, elle condamne le sacrilège. Dans certains États des États-Unis des professeurs ont été poursuivis pour avoir enseigné le darwinisme. Dans l’Afrique du Sud un autre fut condamné par l’Eglise hollandaise pour avoir supposé que le récit d’Adam et d’Ève dans la Genèse était une allégorie inspirée ; il eut tout juste la chance d’être acquitté par la Cour Suprême du Cap en janvier 1931. Nous avons, en France, le sacrilège patriotique. Nous avons aussi le sacrilège sexuel : la propagande anti-conceptionnelle est sévèrement poursuivie, tout ce qui touche à cette question est tabou.

D’autre part, du fait de ses règlements accumulés, l’État a multiplié les contraventions, les condamnations à la prison, les souffrances matérielles et morales infligées au délinquant et par conséquent à sa famille. Exemples : la prohibition aux États-Unis, le régime douanier en tout pays et la répression de la contrebande, les règlements de police vexatoires à l’égard des prostituées, des forains, des étrangers, etc. Toutes les lois, et on en crée tous les jours, entraînent des punitions.

Enfin, l’organisation sociale est fondée sur l’inégalité et l’injustice. Il n’y a jamais eu d’égalité entre patriciens et plébéiens, noble et vilains, roi et sujets, maîtres et esclaves, riches et pauvres, patrons et ouvriers. Impôts, toujours retombant en dernière analyse sur le travail des pauvres diables, corvées, exactions, exploitation des travailleurs, misère. La plus grande somme des délits est due à l’inégalité sociale.

La société mercantile actuelle donne le spectacle d’une lutte âpre et souvent sans scrupules : d’un côté lutte pour l’existence tout court, de l’autre lutte pour l’argent et les jouissances. Dans le premier cas, insécurité matérielle se traduisant par les crises de chômage ; ignorance, alcoolisme et ses impulsions aveugles et brutales dans les milieux les plus misérables ; convoitises dues au manque des choses nécessaires à l’existence ; déséquilibre familial et incertitude sexuelle provenant de l’incertitude du lendemain, etc. Dans le second cas démoralisation, dès l’enfance, causée par la mentalité mercantile, tentations suscitées par un luxe insolent et le spectacle d’une vie facile (ciné), rôle corrupteur de l’argent, pratique courante de la réclame, du bluff, de la tromperie et de la ruse, etc. Où est la responsabilité des individus dans un milieu où il faut « se débrouiller » aux dépens d’autrui ? En particulier, où est celle des pauvres diables réduits à une situation précaire ?

Pour maintenir, coûte que coûte, les gens dans les limites du code, que fait la Justice officielle ? Elle se sert toujours des moyens de répression traditionnelle. Elle punit, elle exerce, comme les primitifs autrefois, le droit de vengeance, elle distribue de la souffrance. Nous avons dit plus haut que dans la société mercan-

tile actuelle, où les appétits des égoïstes sont déchaînés contre autrui, l’intimidation est nécessaire pour les réfréner en partie. Et c’est la faute de la société que d’être obligée de protéger l’ordre, le sien, par de tels procédés. En outre, une personne bien équilibrée préfèrera se conformer à des règlements tracassiers et imbéciles (octroi, etc.), que de s’exposer à une punition, fût-ce à de simples désagréments. La société défend son ordre, c’est entendu, mais distribuer des souffrances infamantes augmente la délinquance sans résultats tangibles. La peur de la guillotine ne suffit pas à retenir le bras des assassins. À ce point de vue, la justice du moyen-âge avec la torture aurait dû être beaucoup plus efficace que la Justice actuelle. Or, l’assassin, qui est le plus souvent un arriéré mental, ne suppose jamais qu’il sera pris. Le voleur non plus.

On ne peut pas prétendre que la prison soit un moyen de rénovation morale, quoique des œuvres aient été créées afin de relever la conscience des détenus et leur rendre le sentiment de la responsabilité. Prêches et sermons, même avec le plus sincère apitoiement, ne peuvent avoir d’autre résultat que de développer l’hypocrisie. Le condamné, en simulant le repentir, a quelque espoir d’obtenir une réduction de peine et, au pisaller, de menues faveurs. A la vérité la prison est un pourrissoir. Celui qui est emprisonné une première fois, après avoir commis un délit occasionnellement, peut sur le coup éprouver un sentiment de déchéance et croire sincèrement qu’il a mal fait. Mis en compagnie de chevaux de retour, il se trouve dans un milieu où le vol, l’escroquerie, l’abus de confiance n’impliquent aucune honte, aucune humiliation. Il apprend que ce qu’il a fait n’est pas considéré comme une défaillance répréhensible, que cela fait partie des moyens naturels de se débrouiller, qu’il comporte même sa part de gloire ! Son tort est de s’être laissé prendre. Or, c’est l’opinion publique d’un milieu donné qui est le fondement de la morale de ce milieu. Le nouveau venu retrouve un sentiment d’équilibre. Au lieu du sentiment de responsabilité à l’égard d’une vague humanité, il s’initie à une solidarité et à une responsabilité, limitées, comme chez les primitifs, au cercle des copains, aux camarades d’un clan ou d’une bande. Il accepte avec d’autant plus de facilité l’opinion et la morale du nouveau milieu qu’il se sent rejeté du cercle des « honnêtes gens » par la tare infamante qui le marque pour toute la vie. C’est à ce point de vue que la prison est un pourrissoir, parce qu’elle entraîne les nouveaux venus vers la morale des délinquants d’habitude.

A plus forte raison ces remarques s’appliquent aux maisons de correction et de réforme morale qui mêlent quelques adolescents naïfs et influençables à d’autres malheureux, pervers ou pervertis, immoraux par débilité mentale et par éducation.

Pour que la responsabilité devînt générale entre les hommes, il faudrait que la solidarité fût, elle aussi, générale. Pour que la confiance régnât dans les rapports sociaux, il faudrait qu’il n’y eût plus d’inégalité sociale, cette inégalité dûe autrefois à la naissance, aujourd’hui à l’accaparement des richesses, et qui a pour fonction l’exploitation de la plus grande partie de la population au profit d’un certain nombre de privilégiés détenant les moyens de puissance. La société est divisée en classes antagonistes : d’un côté ceux qui travaillent pour vivre mal, dont les uns sont soumis, les autres se sentent lésés et protestent, d’autres enfin, envieux, cherchent par tous les moyens, licites ou non, à s’introduire dans les milieux de luxe ; de l’autre côté « les gens bien », ceux qui vivent aux dépens du travail d’autrui, les uns directement par une exploitation féroce ou exacte, les autres sans s’en rendre compte, les uns et les autres indifférents, méprisants ou montrant un apitoiement humiliant à l’égard des gens du commun, sans culture, sans manières, sans éducation. Où est la res-