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Écoutez bien ceci : une Idée naît. Elle se dégage d’une multitude de faits et de circonstances qui révèlent un état social nocif et criminel. Cette Idée tend à la disparition de cet état social et à la suppression des pouvoirs établis, destinés à maintenir celui-ci. Elle porte en elle, mais tout d’abord à l’état potentiel, un arsenal d’armes redoutables contre lesdits Pouvoirs. Toutefois, elle est encore si faible et si menue que la menace qu’enferment ses flancs n’apparaît que fort incertaine et quasi imperceptible.

Qui sait seulement si cette Idée survivra aux épreuves que comporte toute période de croissance ? Mieux vaut l’ignorer. Sévir serait une maladresse, car ce serait attirer l’attention sur l’Idée naissante, lui faire une réclame inespérée et – qui sait ? –, en lui donnant une importance qu’elle n’a pas encore, la doter d’une force qui lui fait défaut. Et puis, il sera toujours temps, s’il le faut, de la combattre et de l’étouffer.

Or, voici que cette idée se propage ; elle groupe autour d’elle des intelligences, des énergies et des dévouements. Ses partisans s’agitent, mais un peu au hasard, inorganisés et sans plan concerté. La menace grandit ; mais elle reste encore trop imprécise et trop lointaine pour qu’elle soit, de la part des Maîtres de l’heure qui ont à faire face à des adversaires plus pressants et mieux préparés, l’objet d’une persécution systématique et d’une répression caractérisée. Toutefois, cette menace n’est pas à dédaigner tout à fait ; les gouvernants s’en inquiètent, ils en surveillent les manifestations et, de temps en temps, le glaive de la Loi s’abat sur les propagandistes qu’ils jugent trop impatients ou trop audacieux.

Mais voici que, bien loin d’être affaiblie par les coups qui lui sont portés, l’Idée gagne en profondeur et en étendue. Elle se précise en formules définitives et en mots d’ordre concrets. Elle a ses théoriciens, ses écrivains, ses orateurs. Elle possède son organisation, ses journaux, ses tribunes, ses revues, ses brochures, ses livres, ses œuvres. Les mêmes tâches suscitent l’ardeur enthousiaste de centaines et de centaines de propagandistes de toutes langues et de toutes nationalités. Mêmes aspirations, même but, mêmes méthodes d’action, même idéal rassemblent peu à peu, en un faisceau de plus en plus robuste et compact, des milliers, des dizaines de milliers de militants prêts à tout, même au sacrifice de leur vie, pour le triomphe de l’Idée qui leur est chère et commune. Alors, les dirigeants n’hésitent plus. L’heure de l’implacable répression a sonné. Il faut étouffer à tout prix la moisson de révolte qui lève. C’est pour eux une question de vie ou de mort. Tout leur est prétexte à justifier – apparemment, du moins – la plus sauvage persécution.

Discuter ? Opposer argument à argument, doctrine à doctrine ? Non, non ! Le feu est à la maison ; l’incendie se propage ; l’embrasement général est imminent. Il faut, toutes autres préoccupations cessantes et toute autre besogne étant reléguée au second plan, il faut, sur l’heure, perquisitionner, arrêter, condamner, châtier les rebelles, les destructeurs de l’Ordre établi, les générateurs de révolte, les fomenteurs d’insurrection. Plus le régime se sent menacé, plus l’opposition est forte, mieux elle est organisée, plus redoutable est la bataille qu’elle engage, et plus le régime apporte à se défendre de rigueur et de violence.

On peut interroger l’Histoire et on constatera que, depuis les temps les plus reculés, c’est ainsi, pas autrement, que les choses se sont passées. Ici, la leçon des faits se confond avec l’enseignement de la logique élémentaire, pour établir, lumineusement et sans réfutation possible, que ce n’est pas lorsqu’un gouvernement est fort et l’opposition faible que la répression sévit, mais, au contraire, quand l’opposition est forte et le gouvernement faible. De ce qui précède, je conclus à l’erreur de cette théorie courante qui mesure la stabilité et la force

d’un état social au degré de répression dont il accable ses contempteurs.

Les effets de la Répression. — Dans la pensée des gouvernants, la répression doit avoir pour conséquence d’intimider, de disperser, de décourager et, finalement, de terrasser leurs adversaires. En fait, la répression aboutit à des résultats contraires. Rien ne peut être comparé, comme stimulant, à la persécution : c’est le coup de fouet qui, cinglant brusquement le pur sang, précipite sa course et le rend indomptable. En arrachant le militant à la vie libre, en le séparant de ceux qu’il affectionne, en l’éloignant des milieux qui lui sont familiers, la prison et l’exil avivent la haine que lui inspirait déjà l’iniquité sociale. Ils creusent en abîme le fossé déjà large et profond qui le séparait du régime oppresseur.

Un libéralisme tolérant l’eût, peut-être, à la longue, réconcilié avec celui-ci ; la répression, de caractère fatalement brutal, en fait définitivement un ennemi mortel. Par les brimades, les tracasseries et les violences exercées contre le subversif, l’autorité croit le mater. Erreur : malmené, traqué, frappé, privé de travail, celui-ci s’indigne, proteste, se rebiffe, s’exaspère et contre la répression qui se généralise et, furieuse, aveugle, s’abat sur tous les hommes qui luttent côte à côte, c’est toute une armée de militants étroitement unis et solidaires, une armée d’adversaires désormais irréductibles qui fait au régime exécré une guerre sans merci.

La persécution se flatte de disperser les rebelles : elle les rapproche. Elle espère les décourager : elle exalte leur énergie et décuple leur vaillance. Elle croit les terrasser : elle inscrit, au fond de leurs cœurs, en lettres de feu, la farouche résolution qui pousse aux prodiges d’audace et d’intrépidité. « Vaincre ou mourir ! »

Je parle, ici, bien entendu, des militants dont l’inflexible volonté s’appuie sur un tempérament énergique et persévérant et sur des convictions profondes autant qu’ardentes, conscientes autant qu’indéracinables. Exceptionnellement doués, ces natures fortes, ces cœurs fervents, ces êtres, résolus à se vouer et à se dévouer à l’apostolat vers lequel les appellent, avec une force irrésistible, leur intelligence et leur sensibilité, sont inaccessibles au découragement. Céder à la répression, se laisser abattre par la persécution leur apparaîtrait comme une lâcheté qu’ils ne se pardonneraient pas, comme une trahison dont leur conscience ne consentirait pas à les excuser, moins encore à les absoudre. Mis en demeure de choisir entre l’abandon des convictions qui les animent et la mort, c’est à celle-ci que, sans hésitation, ils se résigneraient. Oui, cent fois oui : plutôt souffrir et, s’il le faut, mourir que d’abjurer leur magnifique Idéal !

La Répression ne brise pas la Révolte. — L’histoire le proclame : la persécution a pu entraver, parfois même paralyser momentanément la poussée d’un mouvement social ample et vigoureux ; elle a pu en retarder le triomphe ; jamais elle n’est parvenue à l’anéantir, à en avoir définitivement raison. L’histoire de l’humanité abonde en exemples de nature à illustrer cette thèse. Je n’en citerai que trois, mais ils sont typiques et suffiront :

a) Le triomphe du christianisme est le premier de ces exemples. Durant près de trois siècles, les disciples du Christ furent en butte aux plus atroces persécutions. Mis au ban de la société, pourchassés et traités comme les pires malfaiteurs, torturés comme les plus infâmes criminels, c’est par centaines de milliers qu’ils furent publiquement suppliciés et assassinés. La sauvage persécution par laquelle le monde païen espérait étouffer à jamais le Christianisme naissant a indubitablement retardé le triomphe de celui-ci ; mais, par contre, elle lui a assuré, dès son avènement, une influence morale, un prestige et une puissance matérielle que le Christia-