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Criolla, Suresnes, Seine). Contrairement aux physiocrates, Ricardo en tête, qui présentaient la rente foncière comme découlant de la parcimonie de la nature, de la difficulté croissante de la culture (les terres les meilleures étant cultivées les premières), Henry George a démontré, par des exemples actuellement classiques, que la rente du sol est due à toutes les causes du progrès social, et d’abord et avant tout à l’accroissement de la population, de la richesse, de la sécurité, des moyens de transports, etc., en dehors de tout travail du propriétaire du sol qui n’a qu’à s’asseoir et à se tourner les pouces en attendant une inévitable plus-value du sol qu’il a acheté bon marché.

Voici quelques exemples typiques du prix exorbitant que peuvent atteindre des terrains à population très dense : 4 hectares de terrains, situés entre la Chaussée-d’Antin et la Madeleine, à Paris, valaient 2 400 francs sous François Ier, 5.700 francs en 1552, 63.500 francs en 1646, 150.000 francs en 1767, 606.000 francs en 1775, plus de 80 millions en 1930. Des terrains qui ont été concédés à la Canadian Pacific (compagnie de chemins de fer et compagnie foncière) ont été vendus, en 1900, à 3 dollars l’acre, et, en 1910, à 15 dollars. En Égypte, aux environs du Caire, et au Maroc, aux environs de Rabat et de Casablanca, des terrains achetés à 10.000 francs l’hectare, ont été revendus, peu après, 2.000 francs le mètre carré, soit 20 millions l’hectare. Lord Snowden a cité le cas de sols agricoles qui, lorsqu’ils passaient à l’état de terrains à bâtir, du fait de l’établissement d’une voie ferrée, virent leur rente passer de 2 livres sterling 100 livres sterling et leur valeur de 300 livres sterling à 8.000 livres sterling. L’île de Manhattan, qui est le cœur de New York, fut achetée, en 1626, par Pedro Minuit, pour 24 dollars payables en perles de verre. Or, elle est estimée, aujourd’hui, sans parler des immeubles et des améliorations, à environ 5 milliards de dollars. Les quelques centaines de kilomètres carrés de la ville de New York, en dehors des constructions et des améliorations, valent environ 7 milliards de dollars, soit la vingt-cinquième partie du prix du sol nu des États-Unis, d’une superficie égale à celle de l’Europe entière. M. Pierre Bourdeix (voir Terre et Liberté, no 5, 1932), évalue les prix du terrain dans les proportions suivantes : campagne, 0, 5 ; banlieue, 33 ; ville, 650 ; Manhattan, 2.500.


On a donné plusieurs définitions de la rente foncière, mais on est d’accord, dans l’ensemble, pour appeler ainsi le loyer du sol. Ou, encore, cette partie du revenu du sol qui ne peut être considérée comme étant le résultat du travail, mais comme le produit de la terre en tant que terre, ou comme l’avantage que recueille de son monopole celui qui a le droit d’en user et d’en abuser. En ce qui concerne l’agriculture, la rente est la partie du fermage ou du loyer déterminée, notamment, par l’excès du produit sur ce que la même culture produirait dans la moins productive des terres cultivées.

M. Henri Sellier a distingué (dans La Terre no 3, 1928) les deux formes essentielles de la rente foncière : l’agricole et l’urbaine. La terre, en effet, ne sert pas qu’à la culture. Sous le nom générique de « terrain », elle sert d’emplacement. Et il y a, entre les différents emplacements, les mêmes différences qu’entre les terres cultivées. Leur différence commerciale est variable suivant les circonstances. Elle est en voie de perpétuelle évolution. Dans les grandes agglomérations modernes, la rente foncière urbaine est en constant accroissement. Le propriétaire y perçoit une véritable rente, du même genre que celle de la rente foncière proprement dite. Elle constitue, elle aussi, un « unearned increment » (un revenu non gagné). « Le loyer du terrain d’emplacement d’une maison dans un petit village, a dit Stuart Mill, ne dépasse guère celui d’un terrain de même grandeur dans les champs ; mais celui d’une maison à

Cheapside le dépassera de tout le montant auquel on évalue les facilités plus grandes de gagner de l’argent dans l’endroit le plus fréquenté. » La rente foncière urbaine est due essentiellement à la concentration urbaine et est accélérée par les sacrifices budgétaires que s’imposent les collectivités, et l’accroissement démographique et économique des agglomérations. Par conséquent, l’appropriation individuelle de la rente foncière non gagnée est une atteinte au droit incontestable de la collectivité qui la crée.

L’impôt unique. — M. Pavlos Giannelia, un des meilleurs collaborateurs de Terre et Liberté, et fervent disciple de Henry George, insiste sur le fait que la rente foncière devrait être perçue par un impôt unique sur le sol, non point dans l’intention de brimer les propriétaires actuels, mais plutôt dans l’intention de substituer l’impôt unique sur le sol à tous les autres impôts qui briment, eux, le capital, le travail, l’initiative, l’activité. Il constate, en effet, qu’en Grande-Bretagne, par exemple, où le sol productif devrait avoir une superficie de 123.000 kilomètres carrés, les terrains cultivés ont diminué, de 1870 à 1928, de 73.000 kilomètres carrés à 49.000 kilomètres carrés, par suite des impôts (directs et indirects) que l’agriculture subit. Et, en revanche, il constate que les 303 kilomètres carrés du comté de Londres, sur lesquels se concentre la vie politique, économique, financière et intellectuelle du vaste Empire britannique, même en dehors des bâtiments qui y sont construits, ont une valeur égale, sinon supérieure, à celle de l’étendue, mille fois plus grande, du reste de la Grande-Bretagne.

Certains défenseurs de la propriété foncière estiment qu’elle n’augmente pas constamment de valeur. Il est vrai que, dans certains pays, comme la Grande-Bretagne et la France, la valeur de la terre a baissé, notamment sous l’influence de la concurrence de la colonisation et des moyens de transports ; mais, ainsi que l’a fait remarquer Charles Gide, dans son Cours d’Économie politique, en se basant sur les observations de M. Heckenrath, si la valeur de la terre a baissé momentanément dans les pays vieux, les mêmes causes l’ont fait monter dans les pays neufs. Et Gide a montré l’importance de l’accroissement de la population comme facteur de la hausse progressive, indéfinie et « inéluctable » de la valeur de la terre. C’est la confirmation de la thèse d’Henry George.

La rente foncière suit l’homme comme son ombre. Tout nouveau venu dans un pays lui apporte une richesse nouvelle : ne serait-ce que de consommation Mais, par ailleurs, dans son excellent livre sur Les origines de la Révolution russe, le professeur Lescure a démontré que l’excès de la population en Russie y a provoqué, à toutes les époques, la « faim de la terre », qui y a toujours été constatée. Les États-Unis illustrent la thèse de Henry George. En 1850, la propriété agricole y était évaluée à 4 milliards de dollars ; en 1900, à 20 milliards, et, après la guerre, à 40 milliards de dollars. C’est la confirmation éclatante des prédictions que faisait à ce sujet Charles Gide, en mai 1883, dans l’article du Journal des Économistes, qui a déterminé sa rupture avec les économistes orthodoxes.

Applications. — Cela étant, la rente foncière augmentant sans cesse, dans une société progressive, que faut-il faire ? Il faut attribuer à la collectivité la rente provenant du monopole du sol, disent Henry George et ses disciples. Comment ? En appliquant au sol nu, c’est-à-dire non comprises les constructions et les améliorations, un impôt sur la valeur de ce sol, qui sera, non pas un impôt additionnel, mais, au contraire, un impôt de substitution qui, faible au début, remplacera peu à peu, au fur et à mesure que les contribuables s’y seront habitués, tous les autres impôts qui frappent injustement et maladroitement l’activité économique.