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rarement le temps de se recueillir. Son parti, son syndicat, son groupement, la propagande générale l’absorbent à tel point qu’il ne lui reste plus le loisir nécessaire au travail de la méditation.

Et pourtant, il est indispensable que, le plus souvent possible, le militant s’isole, se recueille, réfléchisse mûrement. Il faut que les événements importants soient soumis par lui à l’étude, à la méditation. Sinon, il est à craindre que, d’une part, emporté dans le tourbillon et la fièvre de l’actualité, il ne se laisse égarer par certains entraînements ou certaines apparences et que, d’autre part, il ne perde la précieuse habitude de se faire, par un examen approfondi, une opinion personnelle sur les faits dont l’ensemble et le détail sollicitent et méritent de retenir son attention.

Ne peut pas, ne sait pas réfléchir qui le veut. Le sens méditatif est assez rare, et l’habitude du recueillement plus rare encore. Et pourtant ce labeur intérieur est de ceux que nul travail ne remplace. La lecture et la discussion sont d’une grande et incontestable utilité ; mais elles sont totalement insuffisantes. Par la conversation et la lecture, chacun consulte la pensée d’autrui, la confronte avec la sienne. Association ou éloignement, confusion ou opposition, accord ou conflit de deux pensées qui s’échangent, tel est le résultat de la lecture et de la discussion. Encore faut-il que celui qui lit ou qui controverse ait, au préalable, une pensée pour que celle-ci soit fortifiée ou affaiblie, corroborée ou détruite par l’entretien et la lecture. Or, pour posséder cette pensée préalable, il est nécessaire de se replier sur soi-même, de réfléchir longuement, de discuter avec soi-même, d’envisager le pour et le contre ; c’est ce qu’on appelle réfléchir, « méditer ».

Pour propager une idée, pour défendre une thèse, pour faire prévaloir une doctrine, il est indispensable de les posséder à fond. Seule la méditation (réflexion profonde et prolongée) est de nature à assurer au militant la conviction claire et solide dont il a besoin, s’il a le désir d’être un propagandiste.

Le propagandiste a le devoir de s’isoler parfois, de se recueillir souvent, de réfléchir toujours.

S’abstient-il de méditer ? Il s’accoutume, dans ce cas à chercher hors de lui les idées et les sentiments qu’il se borne à introduire ensuite en lui ; il se condamne à puiser chez les autres les ressources intellectuelles qu’il a la paresse de ne pas cultiver en lui ; il s’expose à importer en lui, sans une vérification suffisante, ce qu’y ont introduit la lecture et la conversation. Et lorsque, à son tour, il écrira ou parlera, il ne sera qu’un perroquet ou un phonographe. Il se laissera, ainsi, graduellement entraîner sur la pente dangereuse de l’adoption sans contrôle des thèses développées par les animateurs, et il ne pourra que grossir d’une unité le troupeau trop considérable déjà des suiveurs. S’il veut devenir et rester lui, le militant doit réfléchir chaque fois que surgit un événement de quelque importance, qu’éclate un conflit sérieux d’opinion, qu’il a à prendre position et à se situer dans une circonstance grave.

Je ne dis pas qu’il doive s’interdire la lecture et la discussion. Je dis seulement qu’il doit tout d’abord réfléchir et, par le seul effort de sa pensée se livrant à une profonde méditation, parvenir à se former un sentiment personnel. Qu’il ait recours, ensuite, à la discussion et à la lecture, qu’il soumette son sentiment à l’épreuve de l’étude et de la controverse, rien de mieux ; il n’est pas infaillible, et, si profondément qu’il ait réfléchi et médité, il se peut qu’il n’ait pas examiné la question dans sa totalité, qu’il ne l’ait pas observée sous son angle exact, qu’il l’ait à tort séparée des questions avec lesquelles elle s’apparente, qu’il en ait négligé certains aspects ; bref, qu’il ait fait erreur. La lecture et la discussion éclaireront les points obscurs, mettront en valeur les considérations qui lui auront échappé ; à ses lumières propres viendront s’ajouter

celles des autres, et de cette association de divers centres lumineux naîtra l’éblouissante clarté. Il n’aura fait qu’apporter à ce tout sa part contributive ; mais, du moins, aura-t-il fait cet apport.

Donc, le travail de la méditation est, pour le militant, un exercice indispensable.

En quoi consiste-t-il ?

Le meilleur moyen de préciser ce côté pratique au problème, c’est de prendre un exemple.

Voici quelques citations ; une douzaine :

« L’homme le plus puissant est celui qui est le plus seul. » (Ibsen.)

« Déshonorons la guerre ! Non, la gloire sanglante n’existe pas. » (Victor Hugo.)

« L’État ne poursuit jamais qu’un but : limiter, enchaîner, assujettir l’individu, le subordonner à une « généralité » quelconque. » (Max Stirner.) — « En tout temps et en tous lieux, quel que soit le nom que prenne le gouvernement, quelles que soient son origine et son organisation, sa fonction essentielle est toujours celle d’opprimer et d’exploiter les masses. » (Malatesta.) — « Les prolétaires se sont sentis, au-delà des frontières, des frères de misère qui ont comme eux le capital pour ennemi. » (Le Dantec.) — « Le patron n’est jamais seul ; il a toujours avec lui, pour lui, tous les moyens de pression dont dispose sa classe : l’ensemble des forces sociales organisées, magistrature, fonctionnaires, soldats, gendarmes, policiers. » (A. Briand.) — « Oui, une société qui admet la misère ; oui, une humanité qui admet la guerre me semblent une société, une humanité inférieures ; c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut que je tends, société sans rois, humanité sans frontières. » (Victor Hugo.) — « Il est aussi difficile aux riches d’acquérir la sagesse qu’aux sages d’acquérir les richesses. » (Epictète.) — « Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui ; il en fera de même aux nouveaux tartufes politiques assis à la place des anciens. » (Condorcet.) — « La guerre est le fruit de la faiblesse des peuples et de leur stupidité. » (Romain Rolland.) — « En France, il meurt de misère cent quatre-vingt-quinze mille personnes chaque année. » (Bertillon.) — « Ne juge pas ! Moque-toi de l’opinion des autres. » (Tolstoï.)

Appliquons-nous à réfléchir sur la dernière de ces citations : « Ne juge pas ! Moque-toi de l’opinion des autres. »

Nous trouvons, ici, deux pensées. La première contient une défense : « ne juge pas ». La seconde exprime une prescription : « moque-toi de l’opinion des autres ». À première vue, l’homme qui réfléchit saisit sans effort le lien qui, de ces deux propositions, n’en forme en réalité qu’une seule, la seconde étant la conséquence de la première.

Toutefois, pour associer les deux parties de cette idée, il est nécessaire de les examiner successivement, puisque la seconde fait suite logiquement à la première.

« Ne juge pas ! » Qu’est-ce à dire ? Tâchons, avant tout, de pénétrer exactement le sens de ces trois mots. Est-ce à dire que, lorsque je me trouve en présence d’un écrit, d’une parole, d’une action – formes diverses sous lesquelles s’extériorise et s’affirme un de mes semblables –, je dois m’interdire d’estimer, de peser, de comparer, d’apprécier cette action, cette parole ou cet écrit ? Nullement. Le droit de critiquer, la faculté d’approuver ou de blâmer restent entiers, et il ne peut être dans la pensée de l’auteur de supprimer ce droit, de restreindre l’exercice de cette faculté. Ici, le mot juger est certainement pris pour le mot condamner, et il sied de modifier la formule : ne juge pas et de la remplacer par celle-ci : « ne condamne pas. »

Est-il bien certain que je sois parvenu maintenant à comprendre la pensée de l’auteur ? — C’est probable. Pourtant, il se peut que non. En tous cas, ne ferai-je pas bien de la compléter ?