Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REB
2281

doué d’esprit pratique et de la faculté d’adaptation et d’assimilation, poursuit le dessein de tirer le meilleur parti des circonstances du moment, de se créer une bonne situation, d’être quelqu’un au point de vue de la société ou du milieu auquel il appartient. Ne s’embarrassant ni de théories, ni de principes, ni de scrupules, sa seule ambition est de remplir une fonction, d’occuper un poste qui lui assure des avantages immédiats, le mette à l’abri des événements malheureux qui risquent de survenir, qu’il a provoqués peut-être : crise économique, guerre, etc… Le réaliste ne fait pas de sentiment, ou plutôt, si le vent est au sentiment, il se déclarera plus sentimental que n’importe qui. C’est chez lui question d’opportunité. Tout est, en effet, pour lui affaire et réalisation. Le réaliste use de la religion, de la politique, de la vertu, de l’aspiration vers plus d’équité ou vers un devenir meilleur pour parvenir à la position enviée qui lui permettra d’assouvir ses appétits ou ses ambitions. Tout cela, en considérant comme des fumisteries et des opiums pour le peuple : et le civisme, et la foi, et la moralité et la société harmonique de l’avenir.

Pour citer quelques exemples : réalistes les détacheurs de coupons et encaisseurs de dividendes, détenteurs-accapareurs des moyens de production, manieurs d’argent et brasseurs d’affaires, joueurs et spéculateurs en bourse et en banque. Ah ! certes, réalistes, ceux-là et comment ! Réalistes les monopoleurs et les privilégiés qui se disputent sur le dos de millions de victimes insensées les marchés commerciaux du monde exploitable. Réalistes, bien sûr, les capteurs de sources de pétroles et les Comités des Forges d’en deçà comme d’au delà du Rhin, réalistes les chemises noires du pseudo-César transalpin ou les rouges galonnards de la Moscovie soviétique. Réalistes aussi les copains roublards à la recherche d’une combine impérilleuse — n’importe laquelle — pourvu que ça rapporte — l’argent n’a pas d’odeur — fût-ce celle de solliciter leur inscription sur la liste des émargeurs aux guichets de publicité des emprunts de l’État qui prépare et fomente la guerre, ou de la Haute Banque qui profite de la Barbarie universelle !

Nous appelons par contre réalisateur celui qui veut faire passer dans la pratique une théorie ou une thèse qu’il ne lui suffit pas ou plus d’énoncer ou de diffuser par le verbe ou l’écrit. Pour celui-là il n’y a aucune jouissance dont il voudrait se priver, aucun raffinement auquel il voudrait renoncer, aucun appétit qu’il voudrait laisser inassouvi, mais ces réalisations, il les veut obtenir sans se prévaloir de l’archisme : domination de la société ou de l’homme sur l’unité sociale, exploitation de l’unité sociale par l’homme ou la société.

Le réalisateur, selon notre cœur, dit : « Tous les êtres sont à moi, comme je suis à eux ; ils sont faits pour ma consommation comme je le suis pour la leur ; mais étant bien entendu que pour réaliser cette proposition je n’aurai pas recours au système dont usent et ont toujours usé les gouvernements : coercition, contrainte, obligation, etc… » De sorte que ce n’est pas en adapté au milieu sociétaire et à ses conditions de fonctionnement que l’individualiste à notre façon veut réaliser, s’approprier et incite autrui à s’approprier le maximum de volupté possible, compatible avec son pouvoir de jouissance.

Bien au contraire, c’est en révolté, en réfractaire, en négateur, en contempteur des valeurs économiques, intellectuelles, éthiques, consacrées par l’archisme que l’individualiste à notre façon réalise, c’est-à-dire foule aux pieds croyances, conventions, idées préconçues, restrictions et constructions de tout acabit, qu’il fera litière des impedimenta que l’autorité religieuse et la domination laïque cultivent au sein des masses. Dans le domaine de la pratique — et il n’est pas question

ici d’optimisme ou de pessimisme — tout programme qui ne se réalise pas est chiffon de papier et rien de plus. Philosopher, ratiociner, couper des cheveux en quatre, discuter à perte de vue pour savoir si l’on est déterminé absolument ou partiellement est excellent quand il y a eu réalisation d’une sorte ou d’une autre — auparavant, c’est du temps gaspillé. Se tâter pour se rendre compte si l’environnement est une illusion ou un fait qui existe tel que nous le voyons, est compréhensible quand il y a eu réalisation — auparavant, c’est du temps perdu. On imagine difficilement le nombre d’heures de la vie que nous dissipons à métaphysiquer entre nous — tout en faisant la moue quand on nous parle du monde moral ou de l’état spirituel.

Notre anarchisme n’est pas une religion, une promesse de vie future, un rêve de vie meilleure ; il est vie et activité. Il est dynamisme et non hypothèse. Notre individualisme est égoïsme actuel, égoïsme de jouissance palpable, égoïsme de joie de vivre — un égoïsme capable de s’associer à d’autres égoïsmes, à un très grand nombre d’égoïsmes. La société anarchiste, le milieu individualiste anarchiste existe aujourd’hui : il est composé de tous ceux qui ne veulent ni dieu ni loi pour régler leurs affaires, passer contrat ensemble, s’associer dans un but quelconque.

Toutes les objections qu’on peut opposer à cette constatation, à ce fait, dénotent tout simplement chez les objecteurs de la paresse de compréhension ou de la déloyauté. Les premiers chrétiens avaient réalisé des associations où ils vivaient plus ou moins parfaitement leur conception de la vie, les Carpocratiens, les Frères du Libre esprit, je ne sais combien de milieux analogues ont vécu et se sont développés sans se soucier si l’ambiance leur était favorable ; les communautés religieuses vivent et se développent. Ce qu’ils ont pu faire, les individualistes anarchistes le peuvent aussi, s’ils le veulent. Toute la question est là : c’est une affaire de volonté individuelle ou collective. L’on se plaint que notre propagande ne porte pas de fruits. D’accord. Qu’il se forme des milieux fraternels, tellement différents des groupes ambiants que les nouveaux venus y seront conquis par l’atmosphère de camaraderie franche, d’intimité sincère, qui y règnera. Mais si l’on retrouve dans ces milieux les mêmes façons de juger, les mêmes préjugés, les mêmes timidités, les mêmes réticences que dans les milieux bourgeois, mieux vaut s’abstenir.

Et qu’on ne prenne pas pour une réalisation individualiste le fait de se trouver possesseur d’une petite maison, à la campagne avec un champ alentour, où finir ses vieux jours, associé à une compagne jalouse et qui s’insoucie de la propagande des idées qui vous sont chères. Et qu’on ne qualifie pas réalisation individualiste non plus le fait d’être un petit commerçant ou un négociant moyen, dont les affaires prospèrent. C’est un moyen de débrouillage, où l’honnêteté ne joue qu’un rôle secondaire et rien de plus. Je le maintiens. Dès qu’on possède, ou qu’on se décide à acquérir la volonté de réalisation, la mise en pratique de l’Une tout au moins de nos revendications devient facile. L’irréalisation est une preuve d’impuissance ou de mauvaise volonté. — E. Armand.


RÉBELLION (du lat. rebellio), n.f. Révolte, résistance ouverte aux ordres de l’autorité légitime ». Voilà, donc, d’après le Dictionnaire Larousse, la définition du mot. Il semble clair que la rébellion soit l’acte de désobéissance, d’un ou de plusieurs individus, à l’autorité — tout simplement, sans ajouter le qualificatif : légitime — Car ce qui paraît légitime aux éducateurs plus ou moins officiels des enfants du peuple ne l’est pas pour nous, qui ne sommes ni des écoliers naïfs, ni des étudiants prétentieux, ni des électeurs ignorants,