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1997

ne pas verser les salaires promis. » (Toutain). « On comprend que tant de travailleurs aient quitté leur patrie et changé leurs outils pour des armes, à la perspective des belles soldes offertes par les rois. Dans l’éclat de la civilisation hellénistique se dissimulent d’innombrables misères. » (G. Gloty.) Nous sommes toujours en face de la même opposition : servitude en échange de la pitance assurée ; liberté avec misère constamment menaçante.

Dans le haut moyen âge, l’économie est presque exclusivement rurale. Il y a « même à l’aurore de l’époque féodale… une classe de paysans libres et non nobles. Toutefois, dans la pratique, le vilain se rapproche du serf beaucoup plus que ne semblerait le permettre ce critérium, en apparence très tranché : la liberté… Le serf est lié irrévocablement à la terre, le vilain peut la quitter, car il a le droit de déguerpir, suivant le terme consacré… Seulement la différence est plus théorique que réelle, plus juridique que pratique, attendu que le vilain ne déguerpit pas. La situation du travailleur agricole est son seul gagne-pain. Il reste donc héréditairement sur la tenue et son existence ressemble étonnamment à celle du serf quasi-libre qui cultive le lot d’à-côté. » (J. Calmette). La situation de l’artisan, domestique du châtelain, n’est guère différente. Les uns et les autres d’ailleurs ont droit à un minimum de moyens d’existence et à quelque protection.

Ce n’est que dans les villes qui ont subsisté, très déchues d’ailleurs de leur prospérité de l’époque romaine, qu’il reste une certaine liberté. Dans la partie méridionale de notre pays, notamment : « il s’est maintenu dans les villes un peu d’industrie, un peu de commerce, un peu de liberté… » (Rambaud). Les privilégiés qui en bénéficient donneront naissance à la bourgeoisie.

Cette bourgeoisie naissante fait preuve d’un véritable génie organisateur (au xiie et xiiie siècle surtout) dans un intérêt très égoïste d’ailleurs. Elle tire ses ressources alimentaires de la campagne environnante. L’échange est direct entre producteurs et consommateurs sur le marché local public. « Des deux parties en présence au marché, le producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci seul est pris en considération. L’interdiction des monopoles et des accaparements, la publicité des transactions, la suppression des intermédiaires ne sont qu’autant de moyens de garantir son approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables. » (Pirenne). Le travailleur rural a deux maîtres : l’un lui impose des corvées sur son domaine, l’autre le dépouille le plus possible du fruit de son travail, libre en apparence. Il paie très cher sous cette double contrainte la garantie d’une existence famélique et la protection que lui assurent, en cas de danger, les murailles de la ville et du château.

À l’intérieur de la cité : « Le socialisme municipal a trouvé dans l’organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et l’œuvre qu’il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme un chef-d’œuvre du Moyen Age. » (Pirenne). « Le bien commun de la bourgeoisie est, ici, comme en matière d’alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la population des produits de qualité irréprochable et au meilleur marché possible, tel est l’objectif essentiel. Mais les producteurs étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut, de plus, adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de façon convenable. Ainsi, le consommateur ne peut être pris seul en considération, il importe aussi de s’occuper de l’artisan. Une double réglementation se développe. » (P.)

Nombre des ateliers, qualité et quantité des produits, tout cela est systématisé pour ajuster la production aux besoins. Dans tout atelier, il y a un maître d’œuvre, des subordonnés s’initiant peu à peu aux détails et à la pratique impeccable du métier : ce sont les compagnons, enfin des apprentis. Pendant la belle période de

l’institution, tous peuvent aspirer à la maîtrise. Mais les maîtres, en nombre restreint, fonctionnaires du corps municipal, peuvent facilement s’entendre pour s’assurer le monopole de la maîtrise. À l’égard de leur personnel ils deviennent des patrons. Ils pourvoient à leur subsistance, souvent à leur foyer même. Mais qu’ils les nourrissent et les logent ou qu’ils leur laissent un semblant de liberté, la servitude est sensiblement la même. Le compagnon ne doit se livrer à aucun travail personnel pour des particuliers ; il doit, à heure fixe, avoir regagné son domicile ; il doit assister avec sa corporation, aux offices religieux…

Des patrons bourgeois arrivent lentement à s’enrichir grâce à leur ladrerie et aux privations qu’ils imposent à leurs auxiliaires. Impossible de donner de l’extension à leur industrie pour dominer un marché intérieur étroitement réglementé. Mais, si la ville est sur un nœud de communication, on peut travailler en vue des marchés lointains. La création d’ateliers plus importants, exportant leurs produits, enrichit la cité sans préjudice pour l’artisanat local. D’autre part, les commerçants enrichis par le trafic des produits du dehors, créent, pour échapper aux restrictions locales, des manufactures dans les campagnes. Des paysans abandonnant un sol ingrat, une population flottante de déracinés fournissent la main-d’œuvre. Celle-ci est libre, sans lien de dépendance avec le patron nouveau genre, mais sans la protection que lui assurait encore l’artisan bourgeois. On entre dans l’ère moderne ; le patronat prend la forme capitaliste ; il exploite le travailleur soit directement, soit par l’intermédiaire d’un artisan à façon, dans tous les cas, sans avoir à sa charge la moindre obligation humanitaire.

Le travail n’est plus une obligation, il n’est plus imposé par contrainte directe, celui qui l’exerce peut changer de lieu, changer de métier. Mais ce qui est pire, le travail est devenu une marchandise, sans faire l’objet de la traite comme dans les temps antiques, il est obligé de s’offrir lui-même sur le marché. Avant Lassalle, Turgot avait énoncé la loi d’airain des salaires. « Le simple ouvrier qui n’a que ses bras et son industrie n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine… Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance. » (Formation et distribution des richesses. Cité par H. Hauser.) Il arrive même que l’exploitation commence dès l’enfance et que l’âpreté des patrons capitalistes soit capable de la pousser au point de compromettre l’existence et la reproduction du travailleur. Les Pouvoirs publics doivent intervenir comme il est arrivé au milieu du siècle dernier, après l’enquête Villermé ; ils recourent encore de nos jours à des mesures de protection, prenant à leur compte une partie des obligations que se reconnaissait le patron de jadis. Ils ont enfin concédé le droit de coalition que la bourgeoisie avait toujours refusé en fait et qu’elle avait légalement aboli aux jours de son triomphe.

L’effet de ces lois tutélaires devait être passager, car l’influence exercée par le capitalisme sur les gouvernants allait en compromettre l’application. Le droit de coalition lui-même est mis en échec par un patronat dont les membres ont plus de facilités pour conclure des accords que n’en ont les éléments innombrables et désunis de la masse ouvrière.

Néanmoins, les grèves apportent du trouble dans les entreprises, risquent de compromettre de fructueuses spéculations. Puis le capitalisme redoute toujours des revirements de l’opinion qui peuvent le dépouiller de son hégémonie dans l’État. Aussi a-t-il tendance aujourd’hui à revendiquer le rôle paternaliste qu’il a assumé si souvent.

Les potentats de la grande industrie multiplient les