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avorté. Il peut se faire, au contraire, que cet influx s’écoule dans une voie favorable ; de nouveaux potentiels se formeront, les liaisons : déplacement de chaises, buffet, escalade, étagère, pot de lait s’effectueront, et, les réflexes moteurs étant excités, l’enfant grimpera sur le buffet, apercevra son pot au lait sur l’étagère mais ne pourra l’atteindre. Nouvel arrêt, nouvelle diffusion infructueuse de l’énergie nerveuse dans différentes voies ; mais une excitation nouvelle créée par la vision d’un bâton engendre une liaison immédiate entre plusieurs réflexes et détermine aussitôt l’action motrice. L’enfant descend, s’empare du bâton, remonte, pousse le pot et peut, soit parvenir à le saisir, soit le faire tomber, se privant ainsi du bénéfice de ses efforts. L’expérience, en ce cas, ne sera pas stérile ; elle l’enrichira. Une autre fois, les liaisons nerveuses seront plus complexes, l’enfant réfléchira davantage ; il prolongera, mentalement, l’expérience plus loin, prévoira les conséquences finales et agira probablement autrement. L’acte sera plus raisonné.

Ces faits successifs nous montrent toutes les transformations de l’énergie nerveuse que la psychologie courante dénomme : désir, volonté, réflexion, action

Toute pensée, dite raisonnable, est donc fonction de l’existence d’une énergie nerveuse, de la création des centres affectifs, de la formation des réflexes conditionnels, de l’abondance et de la qualité des liaisons momentanées. Comme l’influx nerveux met un certain temps à parcourir tous ces réseaux mutuellement enchevêtrés, nous appelons volonté l’écoulement plus ou moins long et régulier de cette énergie, dans toutes les voies liées à un centre affectif très important ; et nous appelons attention l’écoulement partiel de cette énergie sur une partie très limitée de ce réseau.

Nous voyons maintenant que la raison est conditionnée par quatre choses assez variables d’un homme à un autre : 1° la nature et l’importance du centre affectif ; 2° la qualité et la quantité des réflexes conditionnels ; 3° la quantité d’influx nerveux ; 4° la qualité et la quantité des liaisons momentanées.

L’énergie nerveuse n’est pas la même chez tous les humains ; libérée trop brusquement, elle s’écoule vers la motricité sans réflexions ; trop longue à se former ou insuffisante, elle n’aboutit qu’à des actes manqués, à l’hésitation, à l’indécision, à l’aboulie. Dans le premier cas, l’énergie nerveuse ne parcourt qu’une petite fraction des multiples réseaux liés à l’excitation, et l’homme n’utilise qu’une faible partie de ses expériences antérieures. Dans le deuxième cas, l’influx nerveux se diffusant sans parvenir à se concentrer sur un point, aucune liaison décisive ne se crée.

Ni l’un ni l’autre ne peuvent engendrer des actes raisonnables.

Il en est de même des liaisons momentanées, ou raisonnements. Chez certains humains, ces liaisons s’effectuent de travers, ou bizarrement, peut-être lors même de la création des réflexes conditionnels. Les faits s’emmêlent, des rapprochements absurdes se réalisent. Ce sont des esprits faux.

Mais c’est surtout la création du centre affectif (besoins organiques et psychiques) et la formation des réflexes conditionnels (sensations, expériences, souvenirs, images, etc.) qui différencient les raisonnements des individus. Les passions ou même les besoins physiologiques, bien que communs aux humains, ne se manifestent point d’identique façon chez eux. La sexualité, par exemple, variera selon les tempéraments, les influences subies et les nombreuses circonstances particulières modelant la personnalité : entourage, lectures, paroles, gestes, spectacles, etc., autant de documents sensoriels différents excitant des tempéraments dissemblables.

Il en est de même des souvenirs, des expériences, de la connaissance que les hommes ont des faits et des

êtres. L’hétérogénéité du milieu crée inévitablement l’hétérogénéité des documents sensoriels et, conséquemment, des réflexes conditionnels, ou acquis intellectuels.

Tant d’éléments dissemblables ne peuvent déterminer des conclusions identiques. En fait, le spectacle des hommes raisonneurs démontre qu’ils sont rarement d’accord et se contredisent mutuellement, avec abondance d’arguments plus logiques et plus infaillibles les uns que les autres. Les philosophes, les hommes de raison par excellence, se sont disputés tout au long des siècles sans démontrer la souveraineté de la raison dans leurs propres conflits d’idées. Le célèbre ouvrage La logique, ou l’art de penser, de ces messieurs de Port-Royal, ne les a pas empêchés, tout comme Kant, de mal raisonner et d’embrouiller des fait infiniment plus compréhensibles que leurs théistes subtilités.

De nos jours, les savants ne font pas mieux. L’unanimité est loin de régner dans cette austère région où l’expérience seule devrait trancher les différents humains. En fait, la passion les égare tout autant que les autres mortels. La constatation de leurs divisions, sur des faits positifs, démontre l’hétérogénéité de leurs documents sensoriels, la divergence des éléments de leurs jugements et l’impossibilité d’une unique solution. Inutile de s’arrêter sur la lutte entre les vitalistes et les mécanistes, les monistes et les pluralistes, les atomistes et les énergétistes, etc. Pas plus qu’il ne faut s’émouvoir des désaccords entre partisans de l’émission et partisans de l’ondulation ; ni s’étonner des oppositions nombreuses au relativisme einsteinien. Quel que soit le sujet scientifique abordé, on peut être sûr d’y trouver des interprétations scientifiques différentes des mêmes phénomènes observés.

Quant aux humains sans culture philosophique ou scientifique, le spectacle de leurs dissentiments, de leurs chicanes, de leurs mésententes, disputes, procès et autres méfaits, démontre la fragilité des jugements, la divergence des raisonnements et l’impossibilité d’existence d’une unique raison pure.

Pourtant, dira-t-on, la logique est inviolable, et les mathématiques ne peuvent conduire à des contradictions. Donc, il y a des raisonnements justes, la vérité peut se démontrer, la raison n’est pas un vain mot.

Évidemment, il y a quelque chose d’invariable dans tous les raisonnements, et c’est cet invariant qui, mêlé habilement à des propos erronés, trompe et induit les gens en erreur par son apparente évidence. Ce quelque chose, c’est le rapport immuable des choses entre elles ; ce sont les évidences sensorielles tellement fixées en nous, par leur incessante répétition, qu’elles font partie de notre structure cérébrale, et que nos complexes de réflexes doivent se construire selon ces rapports mêmes. Tout le monde, sauf les détraqués, conviendra de l’emplacement d’un objet situé à droite ou à gauche d’un autre. Tout comme nul ne contestera les généralités permettant la connaissance du monde extérieur. Mais ce n’est là que le principe d’identité, duquel l’homme tire tout son savoir. C’est toujours le fameux : si A = B et si C = B, A = C. On peut varier cela de toutes les façons, ce sera toujours la recherche de l’identité. Ce sont là des éléments, des morceaux de raisonnement avec lesquels on construit toutes les démonstrations. C’est avec cela que l’on construit les mathématiques, et la logique n’est qu’une savante utilisation du principe d’identité. C’est dans ces tout petits morceaux de vérité que gît la magie du verbe conquérant, la flamboyante clarté de la logique, l’enchantement des démonstrations. Savoir faire jaillir ces petits bouts de vérité, les prodiguer dans une suite ininterrompue de propos, c’est là tout l’art des trompeurs qui visent beaucoup plus à stupéfier leurs adversaires et à les dérouter, qu’à rechercher une vérité de vaste envergure.

Pourtant, il est évident que c’est uniquement dans le