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sions. Cette part assurée aux ouvriers dans la présidence, cette perspective pour un prud’homme patron de se trouver, quelquefois, sous l’autorité de son propre ouvrier devaient soulever des protestations et des résistances. Il s’en produisit de très vives, à Lille, à Angers, à Armentières, sous la forme de démissions collectives et réitérées de prud’hommes patrons, qui rendirent impossible le fonctionnement des conseils, faute de l’un de ses deux éléments constitutifs. Une loi du 11 décembre 1884, vint alors déclarer légal, en pareil cas, le fonctionnement des conseils composés uniquement de l’élément acceptant.

« À ces sujets d’antagonisme dans la juridiction des prud’hommes, d’autres s’ajoutèrent, tirés des mandats impératifs acceptés par les candidats ouvriers, réprimés par le Conseil d’État, chargé du contentieux des élections à cette époque. Il fallut bien refondre ou réformer la législation sur les conseils de prud’hommes. »

Depuis 1888, de nombreux projets ou propositions de lois furent déposés an Parlement sur l’organisation et le fonctionnement des conseils de prud’hommes.

Sur un rapport de M. Lagrange (6 août 1890), la Chambre des députés adoptait (17 mars 1892) un projet d’ensemble abrogeant expressément la législation antérieure et réglementant à nouveau la matière. Sur le rapport de M. Demôle (16 août 1893), suivi d’un rapport supplémentaire, le Sénat (11 juin 1894) votait un projet qui consacrait certaines innovations adoptées par la Chambre : élévation du taux de la compétence des conseils de prud’hommes, appel de leurs décisions devant le tribunal civil, réduction des frais de la procédure. Mais sur d’autres points, ce rapport du Sénat différait de celui de la Chambre, spécialement en ce qu’il refusait d’étendre la juridiction prudhommale aux employés de commerce, et modifiait la composition du bureau de jugement par l’introduction du juge de paix pour vider les partages. Ce projet ne fut point soumis à la Chambre par la commission. Une proposition de loi du député Dutrex, déposée le 14 novembre 1898, à peu près semblable à celle votée en 1892 par la Chambre, était adoptée sur le rapport de son auteur dans la séance de la Chambre du 14 février 1901. Sur le rapport de M. Savary, en date du 4 décembre 1902, après une longue et vive discussion, le Sénat maintenait presque intégralement le texte qu’il avait voté en 1894, et la Chambre se livra à de nouvelles études.

Il fallait pourtant aboutir, car le comité de vigilance des conseillers prud’hommes ouvriers du département de la Seine prit l’initiative d’une intense agitation. Contre le maintien de la législation prudhommale en vigueur, s’organisait une vigoureuse campagne qui se traduisait par des manifestations consistant en campagne de presse, menaces de démission, démarches auprès du gouvernement. C’est alors que M. Chaumié, garde des Sceaux, déposa au nom du gouvernement (6 avril 1905) un projet de loi qui, limité à l’organisation de la juridiction d’appel, reproduisait les articles 26, 32 à 34 du projet de loi sur lesquels les deux chambres s’étaient mises d’accord. Après d’autres difficultés et tergiversations entre les deux chambres, fut enfin votée et promulguée la loi provisoire du 15 juillet 1905.

« Elle apportait d’importantes réformes qui consistaient principalement : 1° À changer la composition du bureau de jugement des conseils de prud’hommes, en disposant que, désormais, celui-ci se composerait d’un nombre égal de prud’hommes patrons et ouvriers, y compris le président et le vice-président, et à décider qu’en cas de partage des voix, l’affaire serait jugée par le bureau, sous la présidence du juge de paix (art. 1er) ; 2° À élever la compétence en dernier ressort des conseils de prud’hommes à 300 francs (art. 2, § 1) ; 3° À appliquer le principe que la demande reconventionnelle fondée exclusivement sur la demande principale ne

pourrait rendre l’affaire susceptible d’appel, lorsque la demande principale elle-même appartiendrait au dernier ressort (art. 2, § 5) ; 4° À déclarer les jugements susceptibles d’appel exécutoires par provision, avec dispense de caution jusqu’à concurrence du quart de la somme, sans que ce quart puisse dépasser 100 francs, l’exécution provisoire ne pouvant être ordonnée pour le surplus qu’à charge par le demandeur de fournir caution (art. 2, § 5) ; 5° À constituer le tribunal civil juge d’appel des jugements de conseils de prud’hommes (art. 3, § 1) ; 6° À organiser la procédure d’appel, en édictant les prescriptions spéciales relatives au délai de l’appel, à la représentation des parties devant le tribunal civil, et à l’obligation, pour ce tribunal, de statuer dans un délai déterminé (art. 3, § 2 à 9) ; 7° À réglementer le pourvoi en cassation contre les jugements rendus en dernier ressort par les conseils de prud’hommes et contre les jugements des tribunaux civils statuant en appel (art. 4) ; 8° À rattacher enfin les conseils de prud’hommes au ministère de la Justice, et les soumettre aux règles de discipline applicables à toutes les juridictions (art. 5).

« Cette loi n’avait qu’un caractère provisoire ; elle était destinée à donner satisfaction aux réclamations des salariés, en mettant de suite en application les dispositions sur lesquelles Chambre et Sénat étaient enfin d’accord. Toutefois, celles-ci savaient trop que l’opinion publique attendait d’elles une refonte et une codification générale et unique de la juridiction des conseils de prud’hommes. Elles se mirent à l’étude des anciens projets de 1894, 1903 et 1904, pour aboutir deux ans après à un accord sur le texte qui était devenu la loi fondamentale du 27 mars 1907 « concernant les conseils de prud’hommes », jusqu’à son incorporation dans le livre IV du code du travail. Son article 73 a abrogé expressément toutes les lois et décrets antérieurs relatifs à la compétence des conseils de prud’hommes. C’est donc la loi d’aujourd’hui, comme nous l’avons exposée au début, avec les modifications qui y ont été apportées, dont les plus importantes sont celles apportées par la loi du 3 juillet 1919, encore complétée par les lois du 30 mars 1920, 20 juillet 1921, 21 juin 1924. »

Nous avons dit ce que sont les conseils de prud’hommes de la façon la plus brève possible. Il y aurait bien d’autres choses encore à dire sur cette intéressante juridiction, imposée par la lutte incessante des militants ouvriers et la force menaçante des syndicats corporatifs d’avant-guerre. Mais il sera facile aux gens que la question intéresse tout particulièrement de se documenter dans des ouvrages spéciaux.

En ce qui concerne cette étude spécialement écrite pour notre Encyclopédie Anarchiste, c’est dans l’introduction du vaste ouvrage de René Bloch et Henry Chaumel, intitulé Traité théorique et pratique des Conseils de Prud’hommes, édité par la librairie Dalloz, 11, rue Soufflot, à Paris, que j’ai puisé ce modeste exposé.


On se rend compte de la lenteur des travaux législatifs quand on passe en revue, comme je viens de le faire, l’histoire de la mise en vigueur d’une loi qui semble devoir avantager le travailleur, en diminuant tant soit peu sa peine et son esclavage de salarié. Quelles navettes de la Chambre au Sénat avant que soit promulguée une telle loi ! Que de protestations, de menaces pour obtenir, au cours du siècle dernier, que cette loi soit modifiée et rendue acceptable ! Il est très utile de savoir ces choses, pour comprendre l’âpreté des luttes ouvrières et la nécessité de cohésion des travailleurs dans leurs syndicats.

Et que de critiques encore on pourrait faire contre cette loi, aujourd’hui même ! Mais il y aurait surtout à critiquer les travailleurs devenus conseillers prud’hommes et ayant oublié le principe de la lutte acharnée,