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Que ce soit en pays conquis, protégé, ou de mandat, la colonisation est partout la même ; c’est l’exploitation féroce des indigènes et du sol et c’est l’enrichissement de quelques requins omnipotents. Pour avoir une idée nette, prenons, par exemple, comme protectorat type, le protectorat français sur la Tunisie. Pénétrons au cœur du pays. Après cinquante ans d’occupation, que voyons-nous ?

I. Le fellah. — Sous un ciel admirable, dans le cadre grandiose des hauteurs tourmentées de l’Atlas, ou dans les vastes plaines des contrées de céréales, le fellah a dressé son gourbi ; hutte primitive à peine plus confortable que la caverne des hommes préhistoriques. Il y vit avec sa femme, ses enfants, son chien, quelques poules. Il est là, misérable « khammès » (métayer) attaché à la glèbe pour la vie. Voici ce que dit de lui Élisée Reclus (Tunisie, p. 282), et son sort n’a pas varié depuis :

« L’esclavage est aboli depuis 1842, même avant qu’il l’eût été officiellement dans l’Algérie voisine ; mais nombre de journaliers indigènes, les khammès ou colons « au cinquième » qui labourent les domaines des grands propriétaires sont de véritables serfs tenus, comme ils le sont, par les avances que leur font les maîtres et qu’ils paient à intérêts usuraires, sur la part de récolte qui leur est attribuée. La famine a souvent sévi sur les populations de la Tunisie, si grande que soit la fertilité naturelle de la contrée ; pendant l’hiver 1867 à 1868, les mosquées et les zaouïas étaient emplies de faméliques, et chaque matin on allait y ramasser les cadavres par charretées. »

La misère ! Le mot ne pourra jamais évoquer la chose dans sa brutale réalité. P. Vigné d’Octon, dans son livre si courageux, La Sueur du burnous, dit, p. 112 : « En réalité, si l’on considère que les fellahs réduits par nous à la famine représentent les trois cinquièmes au moins de la population tunisienne, il y a plutôt lieu de s’étonner que les actes de brigandage soient aussi peu nombreux dans la régence, depuis Bizerte et Tunis jusqu’à Gabès et Nefta. Et pourtant, je le répète, à côté de la misère des meskines, celle qui poussa les « Jacques » à l’assaut des châteaux et des couvents n’était rien. »

Parfois, le meskine n’a pas même un gourbi, mais une simple tente. Voici par exemple ce que vit Vigné d’Octon dans une de ces tentes (p. 127) : « Dans le fond, un fantôme dont la nudité osseuse se montrait sous des haillons, et dont le regard phosphorescent avait cette expression d’angoisse qu’ont les yeux des bêtes mourant de faim ; c’était sa femme. Accroupie sur une natte crasseuse, le seul meuble de la tente avec une cruche de grès et deux écuelles de bois, elle plongeait un bout de son sein cadavéreux et ridé dans la bouche d’un enfançon pareil aux fœtus livides qui nagent dans les bocaux.

« Comme elle n’avait pas une seule goutte de lait, l’enfant crispait ses lèvres verdâtres et laissait retomber sa tête, sans avoir assez de force pour pleurer. Une légion innombrable de mouches volaient autour de ces deux squelettes, allant des commissures du petit aux orbites caves du grand. »

On va dire : c’est l’exception. On va crier à l’exagération ; mais il n’en peut être autrement. Le khamnès devrait percevoir le cinquième de la récolte ; en fait, c’est à peine le vingtième qu’on lui donne. En outre, il doit payer l’impôt dont le plus inique est la medjba ou impôt de capitation, baptisé « taxe personnelle » depuis quelques années, le même pour tous, riches ou pauvres. À cet impôt viennent s’ajouter les nombreuses taxes ou amendes plus ou moins occultes prélevées par tous ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de sa perception. Le fellah, par le seul fait qu’il vit, est pris dans un engrenage sans fin de dettes, qui le rivent au sol jusqu’à sa mort.

On trouve, dans les naïves cantilènes – le meskine a parfois le cœur à chanter, tant il est vrai qu’on s’attache à la vie, si dure qu’elle soit –, l’écho de son sort douloureux :

« Dors ! dors, mon petit !
Tu seras le khammès d’un maître
Dont le cœur sera noir, noir,
Comme la terre que tu remueras.
Et toi aussi, pour manger tu le voleras.
Dors ! dors, mon petit !
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim. »

(Noté par Vigné d’Octon.)

À la misère s’ajoute la maladie. Et on peut imaginer aisément les hécatombes d’êtres humains qui se produisent périodiquement parmi ces populations sous-alimentées. Le meskine est la proie toute désignée du paludisme, du typhus et du choléra, qui sont à l’état endémique dans le pays.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, pour compléter le malheur des meskines, la conscription vient enlever tous les ans les plus beaux gars du pays. Quand on les leur prend, ils pleurent, ces misérables ; ils pleurent comme des enfants eux-mêmes. Ils voudraient retenir de toutes leurs forces celui qu’ils aiment. Et leur souffrance est immense, car rien ne vient l’adoucir. Qui a vu une seule fois l’explosion de leur désespoir ne peut jamais l’oublier. Et qui connaît l’exploitation, la misère et la mort – œuvre des maîtres – qui désolent ce pays, par ailleurs si beau, s’il n’a pas le cœur endurci, se sent envahi par un sentiment profond de révolte et de pitié.

II. L’appareil administratif : Cheiks et Khalifas, Caïds et Contrôleurs civils, Résident et Bey. — Pour maintenir la masse des indigènes dans l’esclavage le plus complet, pour pouvoir pressurer le meskine jusqu’à l’ultime limite de ses forces, il existe un appareil administratif féroce, prêt à tout.

Il comprend (administration indigène) :

1° Les caïds ;

2° Les Khalifas et les Cheiks.

Le régime du protectorat a ajouté :

1° Les contrôleurs civils (qui « contrôlent » – théoriquement – les actes des caïds et de leurs subordonnés).

2° Le Résident Général, représentant de la France auprès du Bey.

Le cheik est le fonctionnaire de base, modeste en apparence, mais au rôle essentiel. Il est en rapport constant avec ses administrés qu’il connaît intimement. Il sait la composition de chaque tribu, de chaque douar. Il suit les nomades dans leurs déplacements et peut dire d’une façon sûre combien telle tribu peut « suer » en impôts, en réquisitions de bétail, en hommes pour l’armée. C’est lui, d’ailleurs, qui se charge de taxer chacun et de recouvrer les sommes demandées. Jusqu’à quelles limites ? C’est simple : le meskine doit donner, à peu de chose près, tout ce qu’il produit : donc, le cheik lui prendra tout. Oh ! légalement : le fellah ne doit que la medjba (taxe de capitation), l’achour (impôt sur les céréales), le kanoun (impôt sur les oliviers et palmiers) et le zekkat (impôt sur le bétail) ; quatre petits impôts sans importance qui suffiraient à le maintenir dans son éternelle misère. Mais le cheik, s’il ne se contentait que de percevoir ces taxes légales, ne ferait pas son beurre ; le métier ne vaudrait rien. Profitant de ce que l’Arabe est illettré, il remet des reçus du tiers, du quart ou de la moitié de la somme versée, et fait ainsi régulièrement payer les impôts deux fois, au moins. Et l’Arabe paie… jusqu’à la saisie.

C’est alors que le cheik s’efface et laisse agir son supérieur : le khalifa. Celui-ci, impitoyable, avec l’aide de spahis, cerne le douar, se saisit des meskines, leur