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hésitations. L’alcoolisme a encore un rôle plus général dans la genèse de la prostitution, car il est souvent la cause des familles nombreuses, il jette les fillettes hors du foyer familial intenable, il est responsable aussi de l’arriération mentale chez un certain nombre d’enfants.

L’excessive inégalité sociale place les jeunes filles de la classe pauvre dans une situation d’infériorité vis-à-vis de la concupiscence des hommes riches, et quelques-unes d’entre elles se laissent séduire par le désir d’une vie facile. Mais, s’ajoutant à toutes les conditions qui influent pour entraîner les adolescentes à la prostitution, le facteur le plus efficace de démoralisation est le manque de protection et l’isolement, agissant d’autant plus que les filles sont plus jeunes. Les grandes agglomérations urbaines réalisent le mieux cet isolement et y ajoutent les tentations. N’oublions pas, parmi les isolées, les jeunes filles qui viennent du fond de la province chercher du travail dans une grande ville, surtout celles qui sont sans métier, par conséquent mal armées pour l’existence.

Aujourd’hui, la femme peut pourtant mieux se défendre contre les entreprises brutales du mâle. Si elle tombe à la prostitution, c’est d’ordinaire sans y être contrainte directement. Celles qui aiment les aventures se contentent de passades espacées, si elles ont un métier. Et celles qui glissent à la pratique courante de la galanterie préfèrent la maison de rendez-vous à la maison close, où pourtant l’esclavage à vie n’existe plus. Cela se comprend bien ; ce sont seulement les aléas et la dureté des temps et des mœurs qui peuvent obliger un être humain à aliéner sa liberté. Ainsi, la forme même de la prostitution se modifie.

De leur côté, les hommes préfèrent de beaucoup conquérir une femme ou avoir l’illusion de la conquête. Les mœurs ont changé. Les brasseries de femmes ont disparu depuis longtemps, les maisons de tolérance ont diminué dans une proportion considérable. Le racolage n’existe plus à Paris qu’aux alentours des Halles et dans quelques rues mal famées. Les rencontres se font dans les dancings, les maisons de rendez-vous. La prostitution tend à devenir libre, elle n’est souvent qu’un moyen accessoire de se procurer des ressources complémentaires, destinées principalement à la toilette.

Dans une société encore plus évoluée, où ne sévirait plus l’inégalité économique avec son cortège de privations et de servitudes, les fillettes seraient sans doute mieux protégées, en ce sens que le besoin de gagner la vie ne forcerait plus les parents à les envoyer beaucoup trop tôt en apprentissage, où elles affrontent, non sans danger, la moralité des adultes. La plus grande réforme contre la prostitution serait de continuer l’instruction et l’éducation des adolescents jusqu’à la possession complète de leur profession, en même temps que d’une culture générale, et qu’on ne traitât pas autrement les étudiants techniques et professionnels (qu’on appelle les apprentis) que ceux ayant choisi la carrière des lettres ou des sciences. Si, parfois, quelque fillette faisait une escapade, elle ne risquerait plus d’en subir, comme aujourd’hui, des conséquences extrêmes et imméritées, et de tomber sous la surveillance de la police. Les essais amoureux comportent toujours un risque, mais ils ne sont tout à fait dangereux que dans les cas d’infériorité sociale, surtout dans une société mercantile. Les femmes adultes seront sans doute plus libres que maintenant de se comporter à leur gré, elles ne seront plus obligées de se prostituer. Le mercantilisme ayant disparu, l’attrait sexuel où intervient souvent la supériorité de l’amant (supériorité physique, ou intellectuelle, ou sociale) pourra s’exercer librement. Les femmes qui sont folles de leurs corps auront le pouvoir, comme aujourd’hui certaines dames de la classe riche, de choisir leur partenaire.

Mais la liberté sexuelle, déjà de plus en plus grande,

comporte le risque de la diffusion des maladies vénériennes. C’est pourquoi beaucoup de moralistes, abandonnant la vieille pudibonderie religieuse, d’ailleurs souvent hypocrite, mettent en avant la santé publique, et, croyant la sauvegarder, réclament le maintien des règlements de police et celui des maisons de tolérance. Le procès de la police des mœurs – organisation de contrôle de la prostitution – n’est plus à faire ; elle est une ignominie. Ce n’est pas sortir du cadre de cette étude – car les prostituées, d’abord, sont ses victimes – que de rappeler ici les vices de l’institution, l’aberration de ses agents, leur fréquente abjection, leurs procédés souvent crapuleux.

La police des mœurs a été instituée, non pour combattre la prostitution, considérée comme un mal inévitable et même comme une profession utile, mais pour protéger les honnêtes gens, c’est-à-dire en majorité les fêtards, contre les insolences et les chantages des prostituées. C’est pourquoi, si elle protège les maisons de tolérance comme une institution sociale, elle entend tenir aussi les autres prostituées sous sa coupe, grâce à des règlements qui lui donnent un pouvoir absolu (pouvoir d’arrestation sans mandat et droit d’incarcération sans jugement). Pratiquement, les filles galantes sont ainsi soumises au bon plaisir des policiers qui surveillent leurs allées et venues, leur interdisent l’entrée des promenades et des établissements de bon ton (la courtisane de luxe peut passer partout), les arrêtent et les emprisonnent à la moindre incartade, ou supposée telle, laissant les unes racoler ouvertement et empoignant celles qui n’ont pas l’heur de leur plaire, sous le prétexte d’un délit imaginaire. Les agents des mœurs, qui, certes, n’ont pas postulé leur emploi pour des raisons de haute moralité et qui n’ont pas été choisis non plus pour leur intelligence, se trouvent chargés d’un service d’autorité sur des êtres privés de défense et ne pouvant leur opposer que la ruse ou le cynisme. Ils exercent leur fonction d’une façon arbitraire. La plupart le font sous la forme d’un système de terreur, soit par excès de zèle à l’encontre d’un troupeau méprisable, soit par sadisme, soit pour profiter gratuitement des faveurs des persécutées. Plus d’un va jusqu’à monnayer le commerce des filles qui, subjuguées, se vendent à son profit. Dans certains pays où la prostitution est interdite, celle-ci se pratique très bien, mais la prostituée doit payer une redevance aux agents des mœurs pour qu’on la laisse tranquille. Aucune protestation possible. Qui irait ajouter foi aux accusations d’une telle femme ?

Ce qui explique la psychologie et la conduite des gens en général, et des policiers en particulier, vis-à-vis des prostituées, c’est le mépris. On se croit tout permis à l’égard d’êtres méprisables et peu intéressants. Paul Valéry a marqué quelque part qu’il faut nécessairement mépriser les gens pour s’employer à les réduire. Il parlait des indigènes coloniaux, et tel est en effet l’état d’esprit de nos sous-officiers conquérants, traitant les Rifains de salopards et tout autre indigène de cochon et de saligaud. Le docteur Rousseau a noté le même état d’esprit chez les surveillants et administrateurs du bagne ; le mépris que ces gens-là ont des condamnés les amène à légitimer à leurs propres yeux tous les abus de pouvoir qu’ils commettent journellement, les mensonges, les vols et les concussions, la cruauté et le sadisme. Exploiter une prostituée apparaît donc comme tout à fait légitime. L’argent qu’elle gagne est de l’argent mal acquis, qu’elle jette ensuite par les fenêtres ; et elle le gagne si facilement. L’exploitation de ces malheureuses femmes paraît presque être considérée comme une revanche, au jugement de la plupart des mâles, et surtout des mâles qui constituent la brigade des mœurs. La pitié n’entre pas plus dans l’âme d’un proxénète que dans l’âme d’un policier ; et à ce point de vue, leur mentalité est la même.