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Aux Temps modernes, l’indépendance de la femme commence à apparaître, mais une indépendance relative, avec les risques que comporte la liberté, surtout dans une société où l’argent est maître. Si la femme n’est plus sans défense devant la brutalité masculine, on ne peut aller jusqu’à dire que la prostitution soit volontaire. Aucune fille, dans ses rêves, n’a l’ambition ne se prostituer. Elle peut avoir plus ou moins consciemment l’ambition de trouver un mâle à son goût (époux ou amant) qui lui donnera, avec l’aisance ou le luxe, des satisfactions de vanité. Mais aucune n’aura jamais à priori l’idée de se prostituer, c’est-à-dire de vendre son corps sans amour ou sans goût. Pour glisser à la galanterie, il faudra qu’elle y soit amenée ou forcée par les influences et les circonstances du milieu.

Certes, il y a un petit nombre de femmes qui tomberont à la prostitution avec la plus grande facilité et, pour ainsi dire, sans résistance. De même qu’il y en a un petit nombre d’autres qui, en toute circonstance, feront une résistance invincible et préféreront le suicide à la capitulation. Entre ces deux pôles, et allant de l’un à l’autre avec des nuances infiniment variées, oscille la grande masse, l’immense majorité des femmes, plus ou moins influençables dans un sens on dans l’autre, suivant leur éducation, le milieu, les circonstances, les conditions économiques.

Suivant justement ces conditions économiques, suivant qu’on observe un milieu social dans une période de misère ou dans une période de prospérité, les résultats de l’observation sont différents. Dans la cohue misérable des fugitifs, en temps de guerre ou en temps de révolution, dans les périodes de famine, des jeunes filles se vendent pour pouvoir manger. En période de prospérité, et surtout lorsque la femme accède à une certaine indépendance économique, la prostitution a davantage pour mobile le goût des hommages et de la toilette ; elle n’est plus imposée, elle dépend plutôt du caractère. Dans le premier cas, elle est essentiellement un phénomène d’économie sociale, dans le deuxième cas l’influence morale intervient davantage, bien que le recrutement de la galanterie professionnelle se fasse surtout dans les classes déshéritées.

N’y a-t-il pas prostitution à un seul mâle comme il y a prostitution à plusieurs ? C’est cette seconde forme qui est considérée comme la véritable. Mais combien de jeunes filles se marient ou sont mariées, ou se donnent en dehors du mariage à un mâle qu’elles n’aiment pas, afin d’avoir la sécurité et de s’assurer une situation de supériorité comme richesse et comme rang social ? Combien de parents, pour ces mêmes raisons, poussent leur fille à entrer dans le lit légal d’un mari qui lui répugne ? Pourtant, faut-il condamner ces autres parents qui, plus expérimentés que leur enfant, cherchent à sauvegarder son avenir, en la détournant d’une amourette, d’un emballement irréfléchi, et lui conseillent un mari qui sera pour elle un compagnon sûr ? Et d’ailleurs, comment sonder les cœurs ? Comment établir les véritables mobiles, parfois inconscients, qui déterminent une femme à s’amouracher d’un homme riche, prometteur d’une vie facile ? Ne soyons pas absolus dans notre jugement. Mais nous pouvons nous étonner que tant de femmes mariées, qui ne sont à vrai dire que des femmes entretenues, mais légalement, osent juger avec mépris les femmes entretenues sans être passées par le mariage officiel, et englobant dans leur dédain même celles qui se donnent librement par amour.

Si une femme s’éprend d’un homme qui lui paraît supérieur par son prestige physique (force), par son prestige moral (courage), par le prestige de son intelligence ou de sa culture, par le prestige de ses dons artistiques, elle peut tout aussi bien être séduite par le prestige du chef, que ce soit un patron ou un roi. Tant de choses peuvent entrer dans la genèse de l’amour.

Et l’amour excuse tout. Mais ce qu’on appelle prostitution, c’est se donner sans amour ou sans goût à un mâle, afin de participer à ses richesses ou à sa puissance de domination.

Beaucoup de filles ou de jeunes femmes ont au fond du cœur un désir de domination sexuelle. Les romans, les flatteries des hommes dévergondent leur imagination. Elles se placent sur un piédestal, sur le piédestal de l’idole sexuelle. Du point de vue d’un moraliste chrétien, on pourrait dire que cet idéal inconscient de beaucoup de femmes est la cause profonde de leur perdition. Elles croient avoir été créées pour recevoir des hommages. Elles font la grâce de dispenser au mari, ou à l’amant, ou à d’autres encore, leur beauté et leur élégance (et quelquefois leur mauvaise humeur). Elles entendent ne pas partager les soucis du mâle et ne pas travailler. L’idéal des idoles sexuelles est d’être entretenues richement. Elles ont du rôle social de la femme une conception tout à fait erronée. À travers les âges, les femmes, même celles de la classe moyenne, ont toujours peiné à la tâche, quelquefois très durement, en tout cas plus longtemps que les hommes. N’ont jamais vécu dans l’oisiveté que les femmes de la classe opulente et quelques jolies filles de la classe pauvre servant au plaisir de quelques mâles riches. On peut admirer une idole sexuelle comme un objet d’art, on peut s’en servir avec joie pour des fins sexuelles. Elle ne sera jamais une associée, une compagne, ou bien il lui faudra abdiquer son esprit de domination.

Devant l’inégalité des conditions et des fortunes, l’appât des richesses est irrésistible pour certaines personnes. Dans toute autre société, d’ailleurs, il y aura toujours des dames désireuses de s’élever au premier rang dans l’adoration des hommes, et qui n’hésiteront pas à se servir de leurs avantages physiques pour y parvenir, tout au moins pour s’assurer les bonnes grâces et la protection des supérieurs dans une administration, même socialiste, et dans toute organisation hiérarchisée.

Il y a d’autres dames qui préfèrent conserver la considération publique, ou du moins qui ne séparent pas leur ambition de la prospérité familiale. À l’insu ou avec le consentement de leur mari, elles travaillent elles-mêmes à son avancement ou lui conquièrent des honneurs, des avantages, des bénéfices ou des richesses. Que ce soit un patron, un supérieur hiérarchique, un ministre ou un roi que ces épouses vont solliciter, c’est le même mobile qui les pousse. La femme d’un fonctionnaire, qui a des bontés pour le chef de son mari, est comparable en quelque sorte à Mme de Soubise, qui enrichit sa famille des libéralités de Louis XIV, ou à Sarah, femme d’Abraham, qui se prostitua au pharaon (Genèse, chap. XII).

En général, ces femmes sont libres de se prostituer ou non, et c’est même ce qui leur permet de tenir aux mâles la dragée haute et de faire leur chemin dans le monde. Toutes les femmes n’ont pas la possibilité de devenir idoles sexuelles, même à égalité de beauté. Chacune est plus ou moins fixée dans son milieu et par les relations qu’elle peut s’y faire. Il est rare qu’elle puisse s’en évader. Les femmes qui forment le troupeau des esclaves sexuelles, sous la surveillance avilissante de la police, ne peuvent pas sortir de leur catégorie, elles sont véritablement « des femmes perdues ». Si, donc, une jeune prostituée a débuté dans un milieu pauvre, il faut qu’elle se dépêche d’en sortir, sinon elle croupira dans l’abjection. Et comment, par quelles relations pénétrera-t-elle dans les milieux de luxe ? Les proxénètes sont eux-mêmes différents. Et elle est encore trop jeune pour comprendre ce qu’il faut faire, si elle n’est pas sous une protection éclairée. Un engagement dans la moindre revue de music-hall est un moyen de se faire valoir auprès des mâles de la classe