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d’une année ; si, dans d’autres, on pouvait acheter le droit de forniquer impunément pendant tout le cours de sa vie ; si l’acheteur en était quitte en payant chaque année à l’official une quarte de vin (Dulaure) — c’est parce que l’officialité trouvait dans les Décrétales des papes le pouvoir qu’elle s’arrogeait sur le « péché d’impureté ». « Tout est commun entre nous – disait le canon –, même les femmes. » Le pape Sixte IV revêtit de sa signature une requête où on lui demandait la permission de commettre le péché de luxure pendant les mois caniculaires. Lorsque de Rome le Saint-Siège fut transféré à Avignon, il y amena un dérèglement de mœurs inouï, ce qui fera dire à Pétrarque (qui résidait à Avignon vers 1326) : « Dans Rome la Grande, il n’y avait que deux courtiers de débauche ; il y en a onze dans la petite ville d’Avignon. »

En général, l’idée courante du Moyen Âge était de se résigner à la prostitution, mais de la parquer dans un quartier, une rue dont les « ribaudes » ne pouvaient sortir, sous peine d’un châtiment plus ou moins grave. On eut donc recours au port d’un costume spécial ou à la défense d’user de certains atours réservés aux « honnestes dames ». Du temps de saint Louis, où les prostituées ne pouvaient porter de « ceintures dorées », elles ne pouvaient pas se montrer en public sans porter une aiguillette sur l’épaule. Sous Charles VI, en 1415, une ordonnance du prévôt leur défendra de porter de l’or ou de l’argent sur leurs robes et leurs chaperons, de les décorer de boutonnières dorées, de se vêtir d’habits fourrés de gris, d’or ou d’écureuil ou autres « fourrures honnêtes », d’orner leurs souliers de boucles d’argent. En 1420, le prévôt revient à la charge : point de robes à collets renversés, à queue traînante. Tout cela à Paris. À Marseille, les femmes publiques ne pouvaient porter de robes écarlates.

Ces prescriptions vestimentaires et autres, les ribaudes finissaient toujours par les enfreindre, par les tourner. C’est alors qu’intervenaient les sanctions. On les « flambait », c’est-à-dire qu’au moyen d’une torche ardente on leur brûlait tout ce qu’elles avaient de poils sur le corps. On les fustigeait, on les « exposait » au grand plaisir des passants. À Bordeaux, on leur baillait la cale, c’est-à-dire qu’on renfermait la patiente dans une cage de fer que l’on plongeait dans le fleuve et qu’on ne retirait pas toujours avant que l’asphyxie fût complète. À Toulouse, on leur infligeait l’accabusade : on menait la délinquante à l’hôtel de ville, l’exécuteur lui liait les mains, la coiffait d’un bonnet en forme de pain de sucre, orné de plumes, lui accrochait sur le dos un écriteau où était décrite l’infraction dont elle était coupable ; on la conduisait sur un rocher situé au milieu de la Garonne ; là on l’enfermait dans une cage de fer qu’on plongeait par trois fois dans le fleuve ; on la transportait, demi mourante, au « quartier de force » de l’hôpital où elle finissait le reste de ses jours !

Mais c’est surtout sur les entremetteuses, sur les maquerelles, que s’appesantissait la rigueur de la justice. Fustigation, pilori, promenade à dos d’âne ou de cheval à travers la ville, prison, exil, rien ne leur était épargné. Dans certains lieux (à Rennes, par exemple), on les marquait au fer rouge d’un M ou d’un P au front, aux bras ou aux fesses.


À l’époque de la Renaissance, les mœurs sont aussi relâchées qu’au Moyen Âge ; mais comme aux beaux temps du paganisme, davantage parmi les classes dirigeantes que parmi les classes dirigées. La « galanterie » est raffinement de gentilshommes où n’ont que voir les taillables et corvéables à merci, qui restent sous le joug moral du prêtre. Le Tiers-État fera montre de vertus qui lui sont particulières, et les mœurs seront parmi ses membres beaucoup moins libres que dans

la noblesse et, même, selon les époques, que dans une certaine partie du clergé. Rome, la seconde Rome, est alors dans tout son éclat de capitale esthétique et spirituelle du monde. Dans ses murs brillent les courtisanes à la mode athénienne, telle la belle Imperia, dans les salons desquelles se réunissent artistes, littérateurs, savants, tous les hommes d’esprit ou de génie du temps. On se dirait à Corinthe ou à l’ombre du Parthénon. Une certaine Galiana ayant été emmenée par quelques-uns de ses admirateurs de Rome à Viterbe, les Romains ne se résignèrent pas à la perte d’un tel trésor ; ils mirent le siège devant la « ville aux belles femmes et aux belles fontaines » et ramenèrent Galiana.

La Réforme restreignit la prostitution en Allemagne, à titre de réaction contre le laisser-aller des mœurs papistes. La plupart des maisons de prostitution allemandes étaient gérées par le bourreau de la ville, dont elles constituaient le revenu le plus important. La tâche lui incombait de tenir en bride, de protéger, de régenter les femmes publiques. Il remplissait le rôle que jouait en France le roi des Ribauds, office supprimé sous François Ier. Il devait veiller à ce qu’aucune fille ne fût retenue dans une maison close contre son gré, à ce que des femmes mariées ou des filles natives de la ville n’y fussent pas admises. Les mœurs acceptaient pourtant que, pour payer les dettes du mari ou des parents, une femme ou une fille fût louée ou engagée dans une maison de prostitution pour un temps donné. Tout ce qui était exigé alors, c’était le consentement de la personne ainsi mise en gages. Mais que d’ordonnances, de restrictions variant selon les municipalités ! On cite l’ordonnance du conseil d’Ulm qui, trouvant que dans les maisons de prostitution il y avait assez de vice toléré, ne voulait pas laisser les pensionnaires dans l’oisiveté. Quotidiennement, elles devaient filer, chacune, deux écheveaux de filasse, sous peine de payer trois hellers d’amende pour tout écheveau non filé. Toutes ces restrictions n’empêchaient pas la prostitution de prendre plus d’essor. En 1490, Strasbourg comptait cinquante-sept maisons publiques. À Lucerne, pour une population masculine de 4 000 personnes, on dénombrait, en 1529, 300 filles de joie.

Couronnements, mariages princiers, diètes, conciles, tournois, foires, toute fête, toute solennité était occasion à prostitution. Le Reichstag de Francfort, en 1394, avait attiré 800 femmes publiques, sinon davantage, en plus des prostituées habituelles. Et tous ceux qui exerçaient autorité tiraient profit de la prostitution : dignitaires ecclésiastiques, cloîtres, princes, seigneurs et municipalités.

La Réforme, avons-nous dit, réagit contre la prostitution autorisée. À Regensburg, Ulm, Breslau, Nuremberg, Augsbourg, Landshut, les bordels furent fermés. La syphilis, d’ailleurs, faisait déserter ceux qui restaient ouverts… Tout cela n’empêchait pas Luther et Melanchton d’autoriser le landgrave de Hesse à être bigame, « vu son tempérament particulier ».

Comme la Renaissance battait son plein, un fléau apparut, déjà nommé : la syphilis, qui changea en hurlements de désespoir les chants de triomphe qu’avait fait éclater l’avènement de l’humanisme. Prétendre que ce furent les marins de Christophe Colomb qui, à leur retour d’Amérique, en même temps que la découverte d’un nouveau monde, ramenèrent la syphilis est une absurdité. On a retrouvé des traces d’ulcérations syphilitiques sur des squelettes préhistoriques, et il est avéré que, de tous temps, la syphilis sévissait en Orient à l’état endémique. Il semble que les médecins aient commencé à l’examiner avec soin à la fin du xve siècle. Peut-être est-ce parce qu’elle ne s’était pas manifestée jusqu’alors sous une forme aiguë que la Faculté ne l’avait pas isolée, ou l’avait confondue avec la lèpre ?

Les lupanars étaient des foyers d’infection. Sous le