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ques ou connues qu’en Grèce, mais cela provient du nombre élevé d’artistes et de poètes qui voulurent les immortaliser, et non pas du mérite intrinsèque des privilégiées. Les Grecs étaient plus artistes, plus imaginatifs, doués d’un goût plus délicat que les Romains. Ils ne jouissaient pas uniquement par les sens ; la cérébralité jouait un grand rôle dans leurs plaisirs. Ils ne demandaient pas uniquement à la femme de satisfaire leurs passions ; ils attendaient d’elle qu’elle ornât, qu’elle agrémentât d’esthétique le don qu’elle faisait de sa personne. C’était dans la mesure où elles étaient intelligentes, artistes, etc… que les courtisanes prenaient de l’importance. Sapho, Aspasie, Phryné, etc…, étaient sans contredit des femmes belles et lascives ; elles eurent des rivales aussi belles, aussi lascives qu’elles pouvaient l’être ; mais, faute de talent, de dons intellectuels, ces dernières ne purent jamais leur porter ombrage.

Une courtisane célèbre par la beauté de sa taille est enceinte : voilà un beau modèle perdu ; le peuple est dans la désolation. On appelle Hippocrate pour la faire avorter : il la fait tomber, elle avorte. Athènes est dans la joie, le modèle de Vénus est sauvé. Voilà l’esprit grec ! Les Romains étaient plus grossiers, plus sensuels, mais aussi plus positifs. Le rôle de la femme était de se montrer talentueuse et passionnée « au lit ». Son influence ne dépassait pas le cubiculum : la chambre à coucher, ou le triclinium : la salle à manger. Aspasie exerça une influence décisive sur la politique athénienne. Quelle que fût son intelligence, jamais une matrone romaine n’exerça une influence réelle sur les affaires de l’État.

Rome comptait un très grand nombre de prostituées. On divisait les courtisanes en deux grandes classes qui répondent à nos catégories actuelles : femmes publiques et femmes entretenues : prolétariat et aristocratie de la prostitution. Chacune de ces classes se subdivisait en une multitude de sous-classes selon le rang social, leurs prétentions, le quartier où elles habitaient. La description de ces sous-classes serait fastidieuse. Il suffira de dire que de l’épouse et mère de l’empereur à la pierreuse de dernier rang, chacune recevait une dénomination spéciale. On voit combien était dépassé en réalité le chiffre des prostituées immatriculées, des 35 000 courtisanes de haut et de bas étage qui payaient aux édiles la vectigal ou licentia stupri, portaient la togata, la tunique courte, et coiffaient la mitra, la mitre, sorte de bonnet phrygien avec des mentonnières.

L’avènement du christianisme ne supprima pas la prostitution, loin de là. Au xve siècle, Paris comptait cinq ou six mille femmes vouées à la prostitution. Dans une lettre datée de la capitale, le poète italien Antoine Artesani écrivait : « J’y ai vu avec admiration une quantité innombrable de filles extrêmement belles ! Leurs manières étaient si gracieuses, si lascives, qu’elles auraient enflammé le sage Nestor et le vieux Priam. »

D’une façon générale, on peut dire qu’au Moyen Âge, les régions du Nord montraient plus d’indulgence pour la prostitution que celles du Midi. Somme toute, dans le Nord, elle ne connaissait guère comme limites que des règlements bénins et sans cesse tournés. Dans le Languedoc, il existait une organisation de la débauche publique plus régulière que celle de Paris. Les foires de Beaucaire attirant beaucoup de monde, la ville possédait une « ribauderie » dont la durée était celle de la foire. Cet endroit était placé sous l’autorité d’une gouvernante appelée abbesse. Elle ne pouvait accorder l’hospitalité pour plus d’une nuit aux passants qui voulaient loger dans son auberge. Avignon avait un statut spécial qu’avait élaboré la reine Jeanne de Naples. Dans les provinces centrales, on laissait aussi le champ libre à la prostitution : elle devait seulement, dans chaque endroit, payer des redevances féodales et se conformer aux usages.

À son retour de Palestine, Louis IX avait voulu détruire la prostitution par sa célèbre ordonnance de décembre 1254, où l’on trouve un article prononçant la suppression des lieux de débauche et le bannissement des professionnelles. Non seulement cette ordonnance ne fut jamais exécutée à la lettre, mais, deux ans plus tard, le « saint » roi était obligé de revenir sur son ordonnance et de se montrer tolérant pour la prostitution.

Les armées du Moyen Âge étaient toujours suivies d’une multitude de femmes. Le chroniqueur Geoffroy, moine de Vigeois, estime à 1.500 le nombre des concubines qui suivaient le roi de France, en 1180. Le nombre des filles folles de leurs corps enrôlées sous les drapeaux des capitaines de ce temps-là augmentait ou diminuait, en raison des succès ou des revers subis au cours de l’expédition. Mieux les armées étaient campées, approvisionnées, payées, plus elles comptaient de femmes à leur suite. Charles le Téméraire emmènera en Suisse deux armées, l’une d’hommes, l’autre de femmes ; après la défaite que subit à Granson l’orgueilleux duc de Bourgogne, les Suisses laissèrent courir les malheureuses qui suivaient. Louis IX avait eu fort à faire contre les croisés qui s’étaient mis à imiter les musulmans et entretenaient de véritables harems remplis d’esclaves achetées dans les bazars de l’Orient. Ses efforts pour rétablir de « bonnes mœurs » dans les camps n’eurent pas plus de succès que ses ordonnances contre la prostitution.

Les écrivains hostiles à la papauté ont toujours affirmé que la Rome papale était le centre de la démoralisation moyen-âgeuse. Deux ou trois extraits tirés des écrits des écrivains catholiques eux-mêmes montrent qu’ils n’ont pas exagéré : « De capitale du royaume du Christ – écrit le jésuite Madeu – ses mœurs l’avaient transformée en royaume de la concupiscence, en siège des plaisirs immondes, en patrie des prostituées, où les ministres du sanctuaire bondissaient de l’autel dans les lits du déshonneur, où l’on faussait les balances de la justice sur les injonctions de l’empire de la fornication, où les clés de ses trésors et de ses grâces se trouvaient aux mains des adultères, où les proxénètes les plus infâmes étaient les confidentes de ses prélats et de ses princes ecclésiastiques. » « Ville où les prostituées sont comme des matrones – rapportaient au pape Paul III ceux qu’il avait chargés d’une enquête – qui suivent en plein jour les nobles, familiers des cardinaux et du clergé. » « Pourrais-je passer sous silence la multitude des prostituées et le troupeau de jeunes garçons… et le sacerdoce alternativement acheté et vendu ? Le peuple ignorant et scandalisé des mauvais exemples que, sans cesse et de tous côtés, il a sous les yeux, abandonne toute espèce de culte et redoute même jusqu’à la piété. » (Pic de la Mirandole devant le concile œcuménique de Latran.) (Nous citons d’après une version espagnole.)

« D’où vient le libertinage des jeunes filles et des jeunes gens, sinon que celles-là sont séduites par les procureuses, par leurs amies, par les ecclésiastiques qui fréquentent la maison. » (Olivier Maillard, sermon dominical, dom. 3, serm. 6, fol. 14) « Les gens d’Église qui vivent dans le désordre et le sacrilège, la simonie et le concubinage, mangent avec les courtisanes la rente de l’Église destinée au soulagement des pauvres et livrent à des femmes publiques les biens du Crucifié. » (serm. de S.S. Felipe y Santiago, fol. 577, y de S. Trinidad, fol. 74) » « Une des plus grandes injures de ces temps-ci, c’est de jeter à la face de quelqu’un la faute de son père ou de sa mère, en le traitant de fils de curé. » (Dom. 4, Cuadrag…, fol. 105)

Tant que dura le pouvoir temporel des papes, la prostitution paya une redevance au Saint-Siège. Si, dans certains diocèses, les grands vicaires recevaient la permission de commettre l’adultère pendant l’espace