Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/239

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PRO
2205

sance d’un langage qui ne trouvait pas tous les mots nécessaires à la pensée. Les plus prosaïques des contes bourgeois, des fabliaux et des farces sont en langage poétique. C’est ainsi qu’après la mort de l’épopée antique, l’histoire redevint épique et fut chantée à la façon d’Homère. Les chansons de Roland, de Charlemagne, de la chevalerie de la Table Ronde, tous les cycles légendaires produits des mythologies celtes, franques, anglo-saxonnes, germaniques, scandinaves, sont les Iliade et les Odyssée des peuples nouveaux dans l’Europe en formation. Quand il fallut une relation historique plus exacte, plus proche de la vérité des faits, Villehardouin, puis Joinville, Froissart, Commynes, firent ce qu’avait fait Hérodote ; ils commencèrent à écrire l’histoire en prose. Mais il fallut arriver à la Renaissance, au temps où la langue fut définitivement formée, pour que la prose atteignît sa maturité, sa sûreté d’expression et prît une véritable beauté plastique et spirituelle ne lui venant pas des formes de la poésie.

Le xvie siècle fut le premier grand siècle de la prose française. Si elle a été dépassée depuis par la perfection de la forme, elle ne l’a pas été par la richesse de l’expression, l’exubérance de la vie, la vivacité des sentiments et de l’esprit et l’audace de la pensée. Si elle est devenue moins rude, moins touffue, plus élégante, plus concise, elle n’est pas plus vivante et plus expressive. Les mêmes constatations valent pour la poésie et pour toute la littérature, tant la perfection littéraire est tributaire de la langue et de la grammaire. Philarète Chasles a fait dater la prose française de Calvin. Son siècle, le xvie, fut en même temps celui de Rabelais, La Boétie, Amyot, Montaigne, Estienne, Charron, Monluc, La Noue, Brantôme, Du Thou, tous grands prosateurs d’une époque que clôtura dignement la Satire Ménippée et qui fut la plus vivante, la plus ardemment curieuse, passionnée, bruyante, batailleuse, enthousiaste, sensée et insensée, sinon la plus édifiante. Elle laissa l’édification aux théologiens et aux moralistes du xviiie siècle qui infesteraient à la fois la vie et la littérature, joueraient du mouchoir de Tartufe, mais regarderaient par les trous des serrures pour fournir la police de rapports inquiétants pour la liberté des gens. Dans ce siècle, la prose serait toutefois défendue et bien servie contre les préciosités, puis contre la rhétorique académique pompeuse, artificielle et vide de saine substance, par la précision scientifique de Descartes, la pureté de conscience de d’Aubigné et celle de Pascal, dont les Provinciales seraient tenues par Voltaire pour « le premier livre de génie qu’on vit en prose », la recherche du naturel et de la vérité de Balzac, de Retz, de Mme de Sévigné, de Molière, de La Rochefoucauld et de Saint Simon, l’humanité jointe à la netteté d’expression de La Bruyère et de Fénelon, la poétique fantaisie de La Fontaine, restaurateur de la vieille « gaieté gauloise », et de Perrault, dont les Contes faisaient écrire à Flaubert : « Et dire que tant que les Français vivront, Boileau passera pour un plus grand poète que cet homme-là. »

Rémy de Gourmont tenait le xviiie siècle pour la grande époque de la prose. Ce siècle a embrassé l’universalité des connaissances humaines avec les Encyclopédistes et tous ceux ayant rompu, plus ou moins, dans les sciences naturelles et morales, avec les formes classiques encombrées de rhétorique et dépourvues d’humanité. La philosophie y donna ses chefs-d’œuvre. La littérature y commença l’évolution qui la conduirait au romantisme, mieux par la prose que par la poésie restée attachée, jusqu’à Chénier, à des poncifs surannés. La prose poétique y prit, chez J.-J. Rousseau, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, les qualités qu’elle aurait chez Chateaubriand, et aussi les défauts qu’exagéreraient leurs disciples ou continuateurs, notamment Lamartine. La prose de Rousseau fut directement ins-

pirée de la musique. Celle-ci eut une influence moindre, pour ne pas dire nulle, sur les romantiques, et on peut certainement attribuer à leur insensibilité musicale le dessèchement de leur prose, marqué déjà dans Les Martyrs, de Chateaubriand.

Flaubert était peu enthousiaste de la prose du xviiie siècle. Il disait à propos de Grandeur et Décadence des Romains, de Montesquieu : « Joli langage ! Joli langage, il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète ; et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style ; les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là ! Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. » Flaubert ne faisait pas moins de réserves sur la prose de la première moitié du xxe siècle. Après la lecture de Graziella, il écrivait que Lamartine n’avait pas « ce coup d’œil de la vie, cette vue du vrai qui est le seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion » ; et il ajoutait : « Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrés, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style qui serait beau, que quelqu’un fera quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent derrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose : tant s’en faut. » Pour Flaubert, Balzac ne savait pas écrire.

La belle prose a cependant abondé en France, au xixe siècle, depuis Chateaubriand jusqu’à Anatole France, et sous les aspects les plus variés. Sébastien Mercier annonçait toute l’importance de cette prose quand il écrivait, au début du siècle : « La prose est à nous, sa marche est libre ; il n’appartient qu’à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes ; qu’ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux ; les mots, les syllabes mêmes ne peuvent-ils se placer de manière que leur concours puisse produire l’effet le plus inattendu ? » C’était là une sorte de définition de la prose poétique qui prenait alors la place de la poésie classique desséchée, en attendant le vers romantique, définition que Flaubert corrigerait et compléterait sous l’influence du naturalisme scientifique. Les principaux prosateurs de la première moitié du siècle furent généralement fidèles à la prose poétique : B. Constant, P.-L. Courier, Lamennais, Michelet, Quinet, etc… Proudhon lui-même lui resta attaché, malgré la nature de ses écrits. Il disait : « Quiconque s’est mêlé d’écrire en une langue a dû remarquer que, toutes les fois que le style s’élève, s’épure ou s’harmonise, il tourne tout naturellement au vers. » Avec Stendhal, Flaubert, Taine, la prose se dégagea de la poésie pour atteindre plus de précision technique et tomber souvent, chez leurs continuateurs, dans cette sécheresse que Flaubert reprochait au xviiie siècle.

La prose, encore plus que la poésie, a apporté dans la langue française la clarté, la précision, la concision et l’élégance. Plus que les poètes, les prosateurs l’ont défendue contre les conventions arbitraires où, dès la fin du Moyen Âge, la poésie épuisée était tombée avec les « rhétoriqueurs », et que continuerait la Pléiade puis l’académisme, pour faire régner les règles du « bon goût » ! On eut ainsi la prose académique que la