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qu’elle peut être donnée, achetée, vendue, morcelée, transformée, qu’elle est un objet de transaction. Il est incongru d’assimiler la propriété de la personne à celle d’un objet extérieur, et il est perfide d’assimiler la propriété modeste d’une maison, d’un champ, d’une charrue, produit réel du travail de l’homme laborieux, à celle orgueilleuse d’usines, de territoires, de machines, produit du travail accumulé d’une foule de travailleurs dépossédés par le parasitisme capitaliste.

Destutt de Tracy, Cousin, Bastiat, et bien entendu M. Thiers, ont été les théoriciens de plus en plus insolents de ces sophistications. Benjamin Constant avait une conception plus saine, mais qui était utopique. Il constatait que la propriété a été crée par l’état social, prétendant que cette origine civile n’affaiblissait nullement la juste idée qu’on devait avoir de sa légitimité et de son inviolabilité, mais il ajoutait que cette origine « conduit à ne pas exagérer cette idée, à ne pas accorder un caractère particulièrement sacré au droit de propriété, à ne pas faire passer ce droit avant la liberté, avant le droit des citoyens »… Le respect de la propriété devait être fondé sur le respect de la liberté, et non le respect de la liberté sur celui de la propriété. B. Constant recherchait ainsi un compromis entre deux choses que le fait social rendait absolument inconciliables. Que pouvaient devenir de tels principes dans une société où le fait de ne rien posséder entraînait le délit de vagabondage, et où le propriétaire pouvait tuer froidement, avec l’absolution de la loi, l’homme altéré qui venait boire à son puits ? La propriété civile ne peut coexister avec le respect de la liberté. Elle est une violation constante de la propriété primitive attachée à la liberté naturelle.

Les bons apôtres qui soutiennent le système ploutocratique et sont favorables, aujourd’hui, à ce qu’on appelle une « réaction néo-capitaliste », ramenant le travail aux formes les plus dures du passé, y compris le fouet sous lequel l’esclave tournait la roue et le galérien manœuvrait la rame, se basent sur la différence de qualité et de valeur de la production pour justifier l’inégalité des salaires, c’est-à-dire l’exagération des prélèvements sur le travail d’autrui. Ils disent, avec ces façons cafardes, que tant d’ouvriers connaissent des « bons patrons » qui daignent discuter avec eux et ne pas les congédier brutalement : « le travail d’un Newton, qui a servi et sert encore aux générations qui l’ont suivi, est incomparablement supérieur à celui de l’ouvrier qui ne sert que des besoins immédiats, passagers, et qui peut être remplacé par tout autre ouvrier. » C’est possible, mais la question n’est pas là ; elle est dans l’usage dolosif qui est fait des inventions d’un Newton. Nous admettons fort bien qu’un Newton puisse avoir droit à un salaire supérieur à celui de l’ouvrier ; mais est-il admissible que des individus, accaparant le travail de Newton et ne faisant rien par eux-mêmes, frustrent ceux qui font valoir ce travail ? Or, on ne donne même pas aux Newton ce salaire supérieur qui devrait leur revenir ; ils sont les premiers frustrés ! Un Bernard Palissy, un Sauvage, un Tellier, des centaines d’autres, dans tous les siècles, n’ont-ils pas été dépouillés des fruits de leurs inventions ? Et ne voit-on pas, aujourd’hui même, les cas de Branly et de Forest ? Un Branly est, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, réduit à une quasi misère, alors que des industriels ont gagné des milliards en exploitant ses découvertes ! La veuve de Forest est, à l’âge de soixante-seize ans, abandonnée à un sort misérable, alors que les perfectionnements mécaniques trouvés par son mari ont enrichi scandaleusement des fabricants d’automobiles ! Quels droits avaient ces industriels et ces fabricants de plus que les ouvriers qu’ils employaient, au bénéfice des inventions de Branly et de Forest, sinon ceux de l’immorale propriété de leur argent qui leur avait permis de s’emparer de ces inventions, appuyée de la non

moins immorale complicité de la loi et du gendarme, c’est-à-dire de l’arbitraire et de la violence organisés ?

Mais voici la plus cynique explication de la propriété capitaliste, négation de la liberté de tous. Il fallait un M. Thiers pour oser la formuler ; c’est ce qu’il a fait dans son ouvrage : De la propriété. Il y a dit en substance : « La propriété est un fait et un droit pris dans celle qu’a l’homme de ses facultés naturelles. La propriété est le produit du travail, de l’emploi des facultés. C’est le travail qui crée le droit de propriété. » Cela transmission légitime et bien ordonnée. La propriété a été le plus souvent, à l’origine, l’appropriation violente, sans travail, mais la propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée. La propriété de chacun est la mesure de la personne et, partant, conforme à la justice. Le riche, par le capital qu’il distribue, fait vivre le pauvre en travaillant. Il lui fournit ses instruments de travail et ses moyens d’existence à condition qu’il travaille pour lui. Le superflu du riche n’est pas un vol fait au pauvre ; c’est au contraire un fonds de réserve et d’épargne pour lui, où il puise sans cesse. C’est une propriété qui n’appartient qu’au riche, mais dont tous deux ont la jouissance, en quelque sorte… » C’est de cette façon qu’on démontre aux pharisiens qui ne demandent qu’à se laisser convaincre, et aux pauvres d’esprit pour qui le royaume des cieux a été créé, que « le riche est le protecteur du pauvre », que « sans le riche, le pauvre ne pourrait ni travailler, ni vivre », etc. ! On connaît tout ce que peuvent tirer de ces insanités les « défenseurs de l’ordre » et les cafards de la philanthropie. Mais c’est aussi de cette façon qu’on donne aux gens sensés la plus irréfutable démonstration de la proposition de Proudhon : « la propriété, c’est le vol ! », et de l’incompatibilité existant entre la liberté et la propriété. « La propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée », disait M. Thiers qui avait tant besoin « d’épurer » la sienne. C’est ainsi qu’on justifie le mot de Boileau :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

C’est ainsi qu’on peut friponner sans danger en pratiquant dans le grand. Heureux le pauvre à qui il n’en coûte que sa liberté pour recevoir les miettes de ces turpitudes !…

Il est donc impossible que liberté et propriété coexistent. L’enthousiasme idéologique avait fait proclamer la liberté par la révolution ; le froid égoïsme et la basse cupidité lui ont fait consacrer l’inviolabilité de la propriété. La seconde a dévoré la première. L’homme n’a été libre, et combien bassement, immoralement, qu’en étant propriétaire, et parce que le simple citoyen ne possédant rien est demeuré esclave. C’est ainsi que « toutes les constitutions qui ont été données à la France garantissaient également la liberté individuelle, et sous l’empire de ces constitutions, la liberté individuelle a été violée sans cesse. » (B. Constant.)

Même sous la forme légitime de la petite propriété, produit réel du travail, cette propriété porte en elle un vice fondamental en ce qu’elle fait naître et excite chez l’individu la cupidité et l’ambition d’une appropriation toujours plus grande et, partant, plus injuste et plus malfaisante. À l’encontre de tous ceux qui craignent de « compromettre » auprès des timorés l’idée de la révolution – comme d’autres craignent de « compromettre » l’idée de propriété –, ou qui ne pensent qu’à remplacer les « propriétaires » du troisième État par ceux d’un quatrième, Gorki a eu le courage de dire, et nous devons l’avoir avec lui : « Dans tous les pays, la classe paysanne – les millions de petits propriétaires – est un terrain propice à la croissance des rapaces et des parasites ; le capitalisme dans toute son horreur a grandi sur ce terrain. » Il a grandi sur tous les terrains prolétariens, ouvriers comme paysans, sur lesquels a pu s’ériger la propriété, même la plus modeste.