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tence est assurée. Pour cela, la propriété des objets assurant son existence lui est nécessaire. Le sauvage a ainsi, tout naturellement et légitimement, la propriété de son arc ; le nomade a, non moins naturellement et légitimement, la propriété temporaire de la terre qu’il a semée. » Cela était, ou paraissait juste ; mais, de déduction en déduction, on arrivait à démontrer que, tout aussi naturellement et légitimement, un homme pouvait avoir la propriété de toute une province avec celle de ses habitants, et qu’un autre pouvait accaparer à son profit le travail de milliers d’ouvriers. M. Thiers, entre autres cyniques, adopta ce beau raisonnement pour en faire découler l’organisation du pacte social, et dit : « Je protège votre propriété pour que vous protégiez la mienne. » Autrement dit, je vous assure la possession de votre arc pour que vous défendiez ma province et mes capitaux !… C’est ce que disaient déjà les barons à leurs serfs en l’an 800 !

Proudhon a ainsi remarqué combien, perfidement, on confondait le pétitoire, qui est le droit, la liberté de posséder, avec le possessoire, qui est la possession effective, réelle. Les prolétaires expropriés, pillés, volés, réduits au salariat, ont pour eux le pétitoire, le droit « inviolable » et « sacré » reconnu pompeusement par la Déclaration des droits de l’homme à tous les citoyens ; mais le possessoire est pour les propriétaires, ceux qui possèdent en fait, et là, ce ne sont plus les déclarations grandiloquentes du verbiage démagogique qui valent, ce sont les lois, les tribunaux, les gendarmes qui font respecter effectivement une propriété solide, nettement déterminée et décrite sur du papier résistant aux vers. Le pétitoire, c’est l’ombre pour laquelle le naïf lâche la proie ; c’est la carotte pendue devant son nez et qu’il ne peut jamais mordre, Le possessoire, c’est la proie que le malin ne lâche pas, et c’est la faculté de se faire porter sur le dos du naïf en le faisant courir après la carotte. Il est très académique de dire aux travailleurs : « Grâce à la Révolution, vous avez la liberté et le droit de posséder le produit légitime de votre travail, le morceau de terre, la maison, le mobilier, la rente que, péniblement, vous avez pu acquérir en économisant sur votre salaire » : mais encore faudrait-il que cette acquisition ne fût pas rendue impossible par la liberté et le droit du patronat de s’approprier la meilleure part du travail, et de le payer d’un salaire qui ne permettra que tout juste, à l’ouvrier, de ne pas mourir de faim, cela sous le prétexte monstrueux que le patronat est propriétaire des instruments du travail ! Autant dire que ce patronat est aussi propriétaire de l’homme appelé « libre » qu’il fait travailler, comme il est propriétaire de la machine à laquelle il l’attèle, à la façon d’un bœuf ou d’un cheval. L’ouvrier n’est-il pas son « capital humain », comme il est, pour les états-majors qui mènent les guerres, le « matériel humain » !… Mais, même si le travailleur parvient à avoir son terrain, sa maison, son mobilier, sa rente, quelle garantie a-t-il qu’ils ne lui seront pas pris, saisis par le fisc ou par l’usurier à qui il se sera livré dans un moment de détresse ? « Inviolable et sacrée », la propriété. Oui, pour ceux à qui le brigandage social permet de piller la propriété des autres et assure le possessoire ; mais non pour ceux à qui l’état social ne garantit que le pétitoire.

Le pétitoire, c’est la propriété des sots intoxiqués d’un civisme imposteur qui, parlant emphatiquement de « notre pays », « notre industrie », « nos finances », se grisent de cette fumée en mangeant leur pain sec ou qui, n’ayant même pas de pain, sont envoyés en prison s’ils osent en prendre dans une boulangerie. Le possessoire, c’est la propriété qui a un nom au cadastre et au Grand Livre de la dette publique, c’est celle du blé qui se dore au soleil de Messidor et qu’on peut impunément détruire, pendant que des millions d’êtres meurent de faim.

Voilà ce que la loi, protectrice de la propriété, rend possible contre le droit des gens.

Voilà les rapports de la liberté et de la propriété. Sont-ils différents, depuis 1789, de ce qu’ils étaient dans la Rome antique ou sous Louis XIV ? Il y avait alors, comme aujourd’hui, des miteux, des clochards, des traîne-savates qui pouvaient rêver au pétitoire pour calmer leur faim ; et il y avait aussi des esclaves qui pouvaient s’affranchir, des vilains qui devenaient princes, en acquérant un solide possessoire par d’habiles et heureuses friponneries. Et qu’on ne vienne pas nous dire, pour vanter la supériorité du nouveau régime, que les hommes vivent mieux aujourd’hui qu’ils vivaient il y a cinq mille ans, ou seulement il y a cinquante ans ! Apprenons à ne pas toujours tout mélanger dans la question sociale et à ne plus faire ainsi le jeu d’un opportunisme sans cesse à l’affût d’une nouvelle place dans le royaume de la peste capitaliste et du choléra politicien. Apprenons à sérier les sujets, à ne pas confondre l’insanité politique avec le progrès humain, la métaphysique sociale, qui demeure aussi bourbeuse qu’au temps d’Aristote, avec les inventions de la vapeur et de l’électricité qui ont transformé la vie économique dans le monde entier. Sans la Déclaration des droits de l’homme, et fussions-nous encore sous un pharaon, un Néron, un Louis XIV – qui, entre parenthèses, n’étaient pas de plus dangereux et de plus malfaisants mégalomanes que les Napoléon, les Guillaume, les Poincaré –, nous n’en aurions pas moins, aujourd’hui, le télégraphe, le téléphone, l’aviation, les sous-marins. On prétend qu’en Amérique chaque ouvrier possède son automobile. Il n’y en a pas moins six millions de chômeurs qui ont faim et contre qui marchent les mitrailleuses quand ils réclament du pain. Apprenons à ne plus bâiller aux corneilles du pétitoire pendant que les filous du possessoire nous font les poches !

Le premier des sophistes modernes qui prétendirent prouver les rapports de la liberté et de la propriété paraît être Mercier de la Rivière. Il disait que la liberté de l’homme est le résultat de la propriété qu’il a de lui-même, de ses facultés et des instruments par lesquels il les exerce. Propriétaire de ses facultés, il est en conséquence propriétaire de ce qu’elles produisent. La liberté, qui est dans la propriété de la personne, passe ainsi dans celle des choses, dans la propriété mobilière, dans la propriété foncière, et il ne peut être porté atteinte à l’une d’elles sans toucher aux autres. On voit ainsi l’habileté du processus ; il ne faut plus qu’un peu d’audace, mais abritée toutefois derrière le gendarme, pour démontrer, au nom de la liberté, que les vingt-cinq millions de francs de bénéfices hebdomadaires tirés par certains du travail de « leurs » ouvriers sont le produit légitime de leur travail !

On feignit de ne pas s’apercevoir que la personne et les objets de la propriété sont choses différentes, qu’on ne dit pas « ma main », « mon cerveau », comme on dit « ma maison », « mon champ », et qu’on ne dit pas non plus « ma femme », « mes enfants », comme on disait jadis « mes esclaves » et comme on dit aujourd’hui « mes ouvriers ». On ne dit pas davantage « ma maison », « ma charrue » comme on dit « mes usines », « mes machines ». La liberté de l’individu et la propriété de son corps, de ses facultés, de ses sentiments, sont exclusivement personnelles, essentiellement inaliénables. Et on ne peut aliéner, pas plus que sa personne, celle des autres, de sa femme, de ses enfants ; tout au plus peut-on mutiler ou détruire la personne, transformer les sentiments qu’on a pour autrui, se soumettre au sort de l’esclave ou de l’ouvrier. Mais la propriété de la personne reste intacte, si violée et si peu sacrée qu’elle soit. La liberté de la personne est absolument incompatible avec l’aliénation. Par contre, la propriété est essentiellement aliénable : elle n’existe que parce