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Or, les règles d’action des groupements anarchistes s’accordent mal avec les articles du Code ; de plus, tribunaux et police traitent avec une dureté insigne les adversaires de l’autorité. L’État les prive de tout moyen de défense, sans leur fournir aucun avantage compensateur ; il livre les associations libertaires à la merci de leurs adversaires, et du dehors et du dedans. Sa disparition, en rendant de nouveau possible l’exercice, par les groupes et les individus, des droits naturels de légitime défense et de réciprocité, modifierait complètement la situation. Une rigoureuse sélection évite bien des ennuis ; elle s’impose, lorsqu’on redoute une immixtion occulte d’individus malveillants ou d’agents secrets de l’État. Mais elle n’est praticable que dans les associations fermées, et n’apporte pas de solution au problème de la réorganisation de la société prise dans son ensemble.

Les syndicats peuvent devenir de précieux instruments d’action, sous l’influence et l’impulsion de l’esprit libertaire. Ils se fondent sur l’intérêt et jouissent d’une certaine tolérance légale, en raison de leur caractère professionnel. « Le syndicat, remarque Pierre Besnard, est la forme type et réellement concrète de l’association libre. On peut dire, en vérité, qu’il a toujours existé. En effet, à toutes les époques de l’histoire, les hommes – comme les animaux, les végétaux et les minéraux – se sont réunis par famille, par espèce, puis par affinité, pour se défendre collectivement contre les périls naturels d’abord ; contre les animaux qui leur disputaient le droit à la vie ; contre d’autres hommes, plus tard, lorsque la force, puis la ruse, créant la propriété, le pouvoir, l’autorité, l’État, firent des hommes : des esclaves et des maîtres, des seigneurs et des serfs, des pauvres et des riches, des capitalistes et des ouvriers, des gouvernants et des gouvernés. » Devenu pleinement conscient de sa raison d’être, doté de programmes méthodiques et précis, le syndicalisme, qui contraignit les pouvoirs publics à reconnaître son existence, au moins dans une certaine limite, connut chez nous de rapides succès à la fin du xixe siècle et au début du xxe. Il fit trembler les défenseurs du capital et de l’État. Mais l’intrusion de politiciens, dans les postes de direction, provoqua des déviations qui l’affaiblirent et arrêtèrent ses progrès. Partisans de la IIe ou de la IIIe Internationale, ou même simples radicaux-socialistes, prétendent annexer, à leur profit, les organisations syndicales. Trop souvent, ils réussissent, pour le malheur de la classe ouvrière. Néanmoins, les succès du début sont, pour nous, riches de promesses futures : ils démontrent la possibilité pratique de vastes associations libres et révèlent l’existence d’aspirations anarchistes dans les masses populaires.

Ajoutons que les divergences de vue, qui séparent anarchistes communistes et anarchistes individualistes, nous semblent conciliables dans le domaine pratique. Les seconds acceptent généralement l’association en matière de production, mais n’admettent point le communisme en matière de répartition. Or, l’État disparu, rien ne s’opposerait à l’existence d’associations construites d’après des types très différents. Communistes et individualistes pourraient coexister, s’accordant sur cette base : que nul n’a le droit de priver autrui du fruit de son labeur, mais que chacun est libre d’adopter le mode de travail et de répartition qu’il préfère. — L. Barbedette.


PROPRIÉTÉ ET LIBERTÉ. La Révolution de 1789 a proclamé le droit de tous les hommes à la liberté et à la propriété. Or, ce que nous voulons expliquer ici, c’est :

1° que liberté et propriété sont choses absolument opposées, incompatibles, exclusives l’une de l’autre ;

2° que depuis la Révolution Française, c’est-à-dire

depuis cent quarante ans, les événements ont de plus en plus démontré cette opposition, cette incompatibilité, cette exclusion, malgré tous les sophismes dont on a cherché à déguiser leur décevante réalité.

Sur la liberté, la Révolution a dit : « Les hommes naissent et demeurent libres… La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; l’exercice des droits naturels de chacun n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi… Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Déclaration des droits de l’homme de 1789, et Constitution de 1791.)

Sur la propriété, la Révolution a dit : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » (Article XVII de la Déclaration de 1789, et Constitution de 1791.) Dans la Déclaration et la Constitution de 1795, il est dit : « La propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »

Le Code Napoléon, devenu le Code civil d’aujourd’hui, a défini ainsi la propriété, dans son article 544 : « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »

La Révolution de 1848, dans sa Déclaration des droits de l’homme, précédant la Constitution des 4–12 novembre, se donna pour principes « la liberté, l’égalité, la fraternité », et pour bases : la famille, le travail, la propriété, l’ordre public.

Lorsque fut élaborée la Constitution appelée « républicaine » de 1875, il ne fut plus question des droits de l’homme, et la liberté ne figura plus que dans cette vague devise : « Liberté, Égalité, Fraternité », qu’on imprima sur les papiers officiels, comme on imprimait sur les pièces de cent sous cette autre vague devise : « Dieu protège la France ». Les droits de l’homme planaient dans les nuages de l’empyrée politique, avec le souvenir de plus en plus brumeux des « grands ancêtres de 89 », avec le libéralisme idéaliste que les réalistes à la Guizot et à la Thiers avaient proprement transformé en banditisme politique (voir Politique), et les constituants, embourgeoisés d’opportunisme, n’avaient aucun souci de les rappeler et de les confirmer dans un texte précis. La Constitution de 1875 fut muette sur les garanties de la liberté ; elle ne le fut pas, par contre, sur celles de la propriété, comme nous le verrons. Elle homologua ainsi les violations antirépublicaines de la liberté, commises depuis trois quarts de siècle, faisant siens certains abus et ouvrant la porte à tous ceux que des gouvernants sans scrupules ne se priveraient pas de commettre tout en se donnant l’air de respecter la Constitution. C’est ainsi que la IIIe République a conservé la loi du 30 juin 1838 permettant les scandaleux « internements administratifs » et qui, avec l’article 10 du Code d’instruction criminelle, a marqué le rétablissement du « bon plaisir » des gouvernants et des « lettres de cachet ». C’est ainsi qu’en faisant les « lois scélérates » de 1893, 1894, 1920, elle a encore aggravé le système antérieur d’attentats à la liberté individuelle qui violent manifestement les principes de la Déclaration des droits de l’homme, et contre lesquels l’insurrection, a dit cette Déclaration, serait « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

Par contre, la IIIe République a renforcé la puissance de la propriété, de ce qu’on appelle ses « droits », au point que ceux-ci ont été de plus en plus la négation de la liberté de tous les citoyens, même du plus grand