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par suite des contradictions internes du système capitaliste, que grâce à la volonté révolutionnaire du prolétariat. Alors que Karl Marx compte sur le fatalisme des événements historiques, Bakounine attribue une importance essentielle à l’action de l’homme. Et, parce qu’il répugne à établir des dogmes en matière économique, son œuvre est beaucoup plus scientifique que celle de son adversaire. On ne le crut pas.

Aujourd’hui encore, beaucoup ne s’aperçoivent point que l’attitude anarchiste n’est autre chose que l’attitude scientifique appliquée, non plus seulement à un cercle restreint de spéculations théoriques, mais à tous les domaines, indistinctement, de la connaissance et de l’action. Bakounine fut exclu, en 1872, de la Ire Internationale qui disparut, d’ailleurs, comme on le sait. Par la suite, les idées libertaires exerceront, assez longtemps, un réelle influence sur l’extrême gauche du parti socialiste. Mais le point de vue autoritaire et le point de vue anarchiste étant diamétralement opposés, aucune conciliation n’était possible. Sébastien Faure l’a magistralement montré dans le dernier chapitre de La Douleur universelle : « Quand des hommes, écrit-il, se proposent le même but et que les divergences de vue n’éclatent entre eux que sur la question des voies et moyens, l’accord est parfois long et difficile à se faire, mais il reste toujours possible et, à la faveur de certaines circonstances imprévues ou cherchées, il se réalise fréquemment. Mais lorsque cette divergence de tactique provient de la différence du point de départ et du but à atteindre, l’union ne peut se produire ; car sur quelle base s’assoirait-elle ? Imaginez une troupe d’individus devant effectuer le même voyage, c’est-à-dire partant du même lieu et se proposant d’arriver au même endroit : il pourra surgir des discussions sur l’heure du départ, l’itinéraire à suivre, le moyen de transport à employer, mais il est à espérer qu’ils finiront par se mettre d’accord sur ces diverses questions et à faire route ensemble. Tandis que si vous supposez des personnes ayant à effectuer non seulement des voyages différents, c’est-à-dire n’ayant ni le même point de départ, ni le même point d’arrivée, mais encore des voyages en sens inverse – les unes se dirigeant vers le nord et les autres vers le sud –, il est de toute évidence qu’elles n’arriveront jamais à suivre la même voie. »

Or, lorsqu’il s’agit de déterminer la cause première, l’origine de tous les maux qui dérivent des institutions sociales, un désaccord brutal survient parmi ceux qui estiment qu’une transformation complète du régime actuel s’impose. « L’élément autoritaire voit cette origine dans le principe de propriété intellectuelle ; l’élément libertaire la découvre dans le principe d’autorité. » Pour les uns, c’est de l’organisation économique, de l’existence d’une classe pauvre et d’une classe riche que proviennent les troubles douloureux constatés dans tous les domaines. Pour les autres, l’autorité s’avère génératrice de toutes les servitudes, parce qu’elle s’oppose à la libre satisfaction de nos besoins tant physiques qu’intellectuels et moraux. Prétendre que la disparition de la propriété individuelle transformerait en paradis l’enfer social actuel démontre, d’ailleurs, une étonnante naïveté.

« Si la suppression du travail excessif, de l’excessive privation et de l’insécurité du lendemain, déclare Sébastien Faure, suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les anti-propriétaires, comment se fait-il qu’ils ne soient pas parfaitement heureux ceux qui, vivant dans l’opulence et à l’abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe ? Pourtant, ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, c’est vrai ; mais ils sont en proie aux affres de la

jalousie, aux déceptions de l’ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyrannies du « qu’en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts, des indignations, des révoltes. »

Tant que subsisteront le formidable appareil répressif de la justice et l’écrasante hiérarchie du fonctionnarisme, l’individu connaîtra les souffrances d’une contrainte dont la nature ne s’accommode point. Prisons et tribunaux socialistes ne vaudraient pas mieux que ceux d’aujourd’hui. « Seraient-ils heureux ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ou, encore, condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs travaux ? Les rivalités s’exerceraient-elles moins violemment qu’aujourd’hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d’envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé, elles se livreraient bataille pour les premières places dans la hiérarchie administrative ? Aurait-il, plus que de nos jours, la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c’est-à-dire de goûter le bonheur, l’individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés ? »

Ce qui se passe, à l’heure actuelle, en Russie, ne confirme que trop les prévisions de Sébastien Faure. Encore doit-on remarquer que l’effrayante et séculaire misère du peuple, en ce pays, prédisposait l’immense majorité des habitants à faire passer les besoins matériels avant les satisfactions intellectuelles et morales. Dans les contrées où les hommes sont plus instruits, les mentalités plus ouvertes, le goût de l’indépendance plus développé, un triomphe durable du bolchévisme apparaît improbable. L’échec de la propagande communiste, dans un grand nombre de pays, trouve là sa véritable explication.

L’anarchie aura l’avenir pour elle, quand les peuples feront passer au premier plan les aspirations du cœur et du cerveau. Mais c’est une illusion de croire qu’elle réclame, pour devenir possible, une perfection dont les hommes ordinaires sont incapables. Parfois, ses partisans eux-mêmes ne paraissent pas avoir une idée nette de la situation. Ils oublient qu’une association libertaire disposant des droits de sélection et de légitime défense ne serait point désarmée, comme on le laisse croire. Certes, elle ne contraindrait personne soit à entrer dans son sein, soit à y rester, mais elle n’aurait pas à faire vivre des parasites qui voudraient prendre sans rien donner. Voyez l’animal, il doit chercher sa nourriture, s’il reste à l’état isolé ; et, s’il fait partie d’un groupe (l’abeille ou la fourmi, par exemple), il doit fournir sa part de travail à l’œuvre collective. Pas davantage, l’anarchie n’implique absence de plan, manque de prévoyance ; c’est le contraire qui est vrai, puisqu’elle requiert le triomphe complet de la raison. Si la population devient trop dense, il faudra bien qu’une entente intervienne concernant la procréation ; et des accords entre producteurs seront toujours indispensables, pour éviter un vain gaspillage d’énergie. Grâce aux belles recherches d’E. Armand, nous connaissons de nombreux milieux de vie en commun ; très peu ont prospéré ; très peu ont fait œuvre durable. N’en soyons pas surpris : sans parler des difficultés qui résultent de l’ambiance, du manque de ressources, de l’incompatibilité des caractères, une association libertaire a contre elle de ne pouvoir utiliser son droit de légitime défense.

Depuis longtemps, la société se réserve de protéger choses et personnes, interdit de recourir à des mesures compensatrices sans intervention des juges, empêche par mille entraves légales le libre jeu de la réciprocité.