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pays civilisés. « Ce champ est à moi, ce coin de forêt m’appartient ; ne touchez pas ces fruits, car je les revendique ; ne cueillez pas ces fleurs, elles poussent dans mon pré ; écartez-vous de cette fontaine aux eaux limpides, elle est mon bien. » Voilà ce qu’entendra partout le déshérité. Pas une motte de terre pour poser librement son pied ; pas un endroit pour dormir sans l’assentiment du propriétaire ; la grande route elle-même est aux mains de l’État, qui s’adjuge, en outre, tout ce que les particuliers ne revendiquent point. Et le même fait se reproduit dès que les Européens introduisent leur civilisation quelque part. Avec des documents irréfutables à l’appui, V. Spielman a dénoncé ce qui se passe dans nos colonies nord-africaines. De grands rapaces s’abattent sur les contrées soumises à notre administration ; terres productives, richesses minières leur sont livrées par l’État. Malheur à celui qui, pour toute fortune, ne dispose que de ses bras ! La même méthode, les mêmes abus s’observent d’un bout à l’autre du globe.

Alors qu’à l’origine, le droit de propriété n’était guère que le droit d’exploiter soi-même son bien ou de le faire exploiter par les personnes de sa famille, il a subi, depuis, une prodigieuse extension. D’autres travaillent et peinent pour le plus grand profit du propriétaire : dans l’Antiquité, ce furent les esclaves ; au Moyen Âge, les serfs ; à notre époque, ce sont les salariés de l’usine et des champs. La possibilité de vendre et de louer ne fut pas reconnue tout d’abord : il semble qu’à l’époque d’Aristote, elle n’était pas encore admise d’une façon générale. L’aliénation ne fut, à l’origine, qu’un acte anormal, entouré de cérémonies extraordinaires ; chez les Romains, la mancipatio ne pouvait se faire qu’en présence de cinq témoins représentant les cinq classes de la nation. Parce qu’il s’oppose au droit d’héritage collectif ou familial, le droit de léguer, qui prolonge la propriété, même après la mort, n’est apparu que tardivement : à Rome, la loi des douze tables le mentionne pour la première fois.

De bonne heure, une distinction s’établit d’ailleurs entre les tâches serviles et certaines fonctions considérées comme nobles, et entourées d’un respect religieux. Une véritable réprobation, qui subsistera jusqu’à notre époque, pèse sur le travail manuel. On sait en quel mépris furent tenus les esclaves, et combien peu enviable le sort des serfs ; nombre d’anciens philosophes considéraient le travail manuel et le commerce comme dégradants pour un homme libre ; la loi de Manou range parmi les péchés graves le fait d’exécuter de grands travaux mécaniques ou de surveiller une manufacture ; en France, un noble dérogeait, avant 1789, lorsqu’il se livrait à une occupation lucrative.

En brisant le régime corporatif, si important au Moyen Âge, et en instaurant un régime de liberté plus grande, la Révolution française aurait pu conduire à des transformations économiques heureuses et corriger bien des abus. Mais, comme l’a montré Mathiez, les grands ancêtres, que nos politiciens invoquent si volontiers, furent de jolies fripouilles dans l’ensemble. Leur corruption, leur vénalité firent échouer les tentatives d’affranchissement populaire ; elles assurèrent le triomphe de la bourgeoisie. Plus que toute autre, la législation issue de la Révolution française aura permis la royauté de l’or. En principe, elle reconnaissait à tous les individus le droit de propriété ; en fait, elle rendait possible la concentration des capitaux et l’accaparement des instruments de production par une féodalité d’argent. Théoriquement, le salarié était proclamé libre ; mais, en pratique, il était contraint, pour vivre, de louer ses services à un patron qui conservait, pour lui-même, une notable partie du fruit du travail de ses ouvriers.

Le Code civil napoléonien multipliait les garanties en faveur de la propriété ; il était presque muet concer-

nant le travail, stipulant à l’article 1781, qui fut abrogé en 1868, que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, le paiement du salaire de l’année courante, etc. ». Et le Code pénal faisait preuve d’une partialité non moins révoltante. Si des modifications furent apportées ensuite au texte primitif, elles n’ont en rien modifié la situation faite dans l’ensemble au salarié. « C’est un fait bien digne de remarque, quoique rarement signalé, déclare Gide, que ni les textes du droit romain, ni même les articles du Code civil français, n’ont fait figurer le travail au nombre des divers modes d’acquisition de la propriété qu’ils énumèrent. On le comprend, à la rigueur, pour le passé, parce que, dans l’Antiquité, le travail était presque toujours servile… Mais, aujourd’hui, le travail à lui seul ne constitue jamais un titre juridique d’acquisition de la propriété : la caractéristique du contrat de travail, c’est que le travailleur salarié n’a aucun droit à exercer sur le produit de son travail. » Comme l’esclave antique, l’ouvrier moderne n’est qu’un exécutant qui se borne à recevoir des ordres et des instructions.

La propriété, que le droit romain définissait jus utendi et abutendi, « le droit d’user et d’abuser », n’a pas perdu son caractère de droit illimité, n’ayant besoin d’aucune justification. D’après notre Code civil, elle demeure « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Et le professeur Baudry-Lacantinerie, résumant l’opinion générale des jurisconsultes, donne ce commentaire du texte légal :

« D’une manière absolue, cela signifie que, pour déterminer l’étendue des pouvoirs que le propriétaire a sur sa chose, la loi ne procède pas par voie d’énumération, comme elle le fait pour les autres droits réels. Le propriétaire a, de droit, plein pouvoir sur sa chose. De celle-ci, il peut retirer, par des actes quelconques, matériels ou juridiques, tous les avantages qu’elle est susceptible de lui procurer, sans que personne, en principe, puisse lui demander compte de ses actes. Il jouit de sa chose comme il veut : même, si cela lui plaît, d’une manière abusive. »

Ainsi conçue, la propriété devient, très normalement, la base du patronat de droit divin que reconnaissent et protègent nos lois. Parce qu’ils possèdent une certaine quantité de richesses, des parasites peuvent accroître indéfiniment la somme des biens qu’ils détiennent, sans effort personnel. Mais celui qui ne possède rien arrive très difficilement à posséder quelque chose, malgré une vie de labeur continuel et de privations.

La libre concurrence n’est qu’un leurre. Pour s’exercer normalement, elle requiert, en effet, l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte, de même que l’absence d’obstacles capables d’empêcher les individus d’occuper une fonction en rapport avec leurs facultés. Or, la situation sociale des parents et la transmission héréditaire des richesses suffisent déjà à rendre extrêmement inégales les conditions dans lesquelles s’engage le combat. Par les avantages qu’il assure, avant tout travail personnel, à des gens qui en sont fréquemment indignes, l’héritage fausse le libre jeu de la concurrence. En pratique, cette dernière a fait place à des monopoles ; une élimination progressive des petits s’est réalisée au profit des gros ; des entreprises géantes absorbent de plus en plus les moyennes entreprises. Et les grands producteurs, si hostiles aux syndicats ouvriers, s’unissent dans le plan national et dans le plan international. Trusts, cartels, ententes de toutes sortes permettent une exploitation plus fructueuse de l’ouvrier et du consommateur.

En France, nul n’ignore la monstrueuse puissance du Comité des Forges et les bénéfices scandaleux qu’il réalise aux dépens de la collectivité ; allié à d’autres trusts importants, il commande aux ministres et aux parlementaires. Les sociétés qui ont accaparé le pétrole inspirent la politique internationale, dictent les répon-