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PAT
1988

couronnes civiques avec inscriptions, mises en scène théâtrales, amphithéâtres avec banderoles tricolores et couronnes de chêne, pièces de canon, musique, etc. « La jeunesse était électrisée ». Un officier qui amenait 78 adolescents de la section des Quatre-Nations s’écriait : « Si je n’avais consulté que les apparences, la taille de quelques-uns se serait opposée à leur admission ; mais j’ai posé ma main sur leurs cœurs et non sur leurs têtes ; ils étaient tout brûlants de patriotisme. » (Jaurès.) Ne sommes-nous pas tentés, malgré tout, de penser : pauvres gosses ! N’avons-nous pas entendu, pour notre malheur, d’autres patriotes professionnels proférer de semblables affirmations ? Il n’est pas difficile, certes, de faire s’entre-tuer les hommes lorsqu’on a réussi à leur persuader qu’une entité métaphysique quelconque l’exige, au nom d’un soi-disant intérêt supérieur. Alors, leur vie même ne compte plus. Et ce furent les offrandes à la divinité « des dons patriotiques qui affluaient, des lettres chargées d’assignats, des bijoux, des bracelets ». Ce furent aussi des réunions de femmes dans les églises pour « travailler aux effets d’équipement, aux tentes, aux habits, à la charpie ». Jaurès les trouve admirables ces femmes qui viennent « ennoblir leurs mains au service de la patrie ». Sans doute, patrie signifiait liberté, mais on se payait de mots. Économiquement, on se forgeait d’autres chaînes ; politiquement, on frayait la route à Napoléon. Car le souffle révolutionnaire était un souffle imprégné d’esprit religieux, et cela se comprend : trop longtemps les prolétaires s’étaient agenouillés devant les autels, trop longtemps ils avaient adoré, trop longtemps ils s’étaient sacrifiés, en imitation de celui qui était mort sur la croix, pour que, d’un coup, leur seule raison jugeât sainement des choses, pour qu’ils vissent, de prime abord, où était leur véritable intérêt. Les femmes se donnaient tout entières à la patrie, comme elles s’étaient données naguère au Christ-Roi. Et quand la raison abdique, nous ne trouvons pas cela si admirable. La grandiloquence du verbe ne nous cachera jamais la réalité de la vie. « Parfois, écrit Jaurès, un homme entrait, un révolutionnaire du bourg ou du village, et il haranguait ces femmes, il les conviait à la constance contre les périls prochains, à l’héroïque courage. Mères, c’est la patrie qui est la grande mère, la patrie de la liberté !

« Parfois, celui qui leur avait parlé d’abord familièrement, presque du seuil de l’église où l’avait appelé une clarté, gravissait à la demande des femmes, les degrés de la chaire. Et, pour aucune de ces femmes restées pourtant presque toutes chrétiennes, il n’y avait là ironie ou profanation. Une harmonie toute naturelle s’établissait dans leur âme entre les émotions religieuses de leur enfance et de leur jeunesse, douces encore au cœur endolori, et les hautes émotions sacrées de la liberté, de la patrie, de l’avenir. Mais celles-ci étaient plus vivantes. Si le prêtre s’insurge contre la liberté, que le prêtre soit frappé ; si la religion ancienne tente d’obscurcir la foi nouvelle, la foi à l’humanité libre, que la vieille religion s’éteigne, et que la lampe mystique soit remplacée dans l’église même par la lampe du travail sacré, celui qui vêt, abrite, protège les défenseurs de la liberté et du droit. » N’est-ce pas là cet état d’hystérie collective qui pousse aux grandes aberrations ? Ne sont-ce pas des croyants ceux qui sont décidés à briser tout ce qui s’oppose au triomphe de leur foi ; ceux qui sacrifient tout ce qui, d’ordinaire, fait le bonheur des individus ? En ce temps-là, les mères offraient leurs fils à la patrie ! Ainsi Abraham sacrifiait Isaac à son dieu. Mais peut-être n’y a-t-il que les sages pour concevoir toute la monstruosité de pareilles attitudes.

Cependant le patriotisme s’étalait partout. On le trouvait jusque sur les objets les plus inattendus. Il y

eut des « faïences patriotiques nivernaises », aux curieuses images. Ici, c’est un coq perché sur un canon. « Je veille pour la nation » ; et là, ce sont des drapeaux, des arbres de la liberté, des bonnets phrygiens, « le bonnet de la liberté » des instruments aratoires, des balances « la Loi et la Justice ». Partout des inscriptions où reviennent surtout les mots : La Liberté, la Nation, l’Agriculture, la Montagne, la Convention, la République Française ; mais aussi : le Père Duchêne 1792, aimons-nous tous comme frères 1793, la reproduction d’un « assignat de dix sols », et un couplet de la Carmagnole ! Il y eut des encriers patriotiques. Celui de Camille Desmoulins portait : Guerre aux tyrans, paix aux chaumières, unité et indivisibilité de la République. Il y eut même des cruchons faits pour glorifier la foi de l’heure. « Vive la Liberté ! » L’abstraction « patrie » se rendait palpable pour les âmes simples jusque dans les plus infimes détails de la vie journalière. Tout le monde, pourtant, ne sacrifiait pas jusqu’au délire au snobisme du jour. Si chacun protestait, en général, de son patriotisme, il y avait pour certains « des intérêts inquiets », qu’on ménageait. Les gens pratiques (Sancho Pança n’accompagnera-t-il pas toujours Don Quichotte ?) ne s’égaraient pas dans de vagues nuées. Il y eut les patriotismes « éclairés ». Le Tiers de Marseille écrivait, par exemple : « Nous avons l’avantage d’être Français et Marseillais. Français, l’intérêt général de la Nation excite notre zèle. Marseillais, l’intérêt de la Patrie, qui ne peut être séparé de celui du commerce, réclame notre sollicitude. » (Fournier, Cahiers de la Sénéchaussée de Marseille, p. 362.) Les avocats disaient aussi qu’ils étaient « Français, Marseillais et avocats ». Les maîtres perruquiers : « Nous sommes Français, nous sommes Marseillais, nous sommes perruquiers : voilà les rapports qui nous lient à l’État. » Autrement dit : Le patriotisme, c’est la bourse !

Et il fut un moment même où la « Patrie en danger » ne disait plus grand chose aux foules, parce que l’ivresse ne peut durer toujours. C’était, après le détraquement des premiers temps, le retour au bon sens et à la raison. Nous lisons dans l’Histoire de La Réole, par Octave Gauban : « La ville avait déjà fourni des volontaires en 1791 et ouvert une souscription en leur faveur. Le corps municipal, plus préoccupé de plaire aux habitants que de remplir les devoirs que lui imposaient les dangers de la patrie, avait été effrayé du mécontentement que soulevait cette nouvelle demande de soldats et hésitait à exécuter la loi. Le passage incessant des troupes contribua aussi à refroidir l’enthousiasme des premiers temps. La municipalité relevait chaque jour de nouvelles plaintes sur le surcroît de charges que les logements militaires faisaient subir aux habitants. » (p. 314-315.) Puis : « La nouvelle administration essaya de donner une impulsion plus vive aux enrôlements. » (p. 316.) Et enfin : « Des appels si fréquents fatiguaient la population. On eut recours à l’émulation ou, plutôt à la vanité patriotique. On proclama que le service de la patrie était un honneur et que les plus dignes devaient être désignés par voie d’élection. Cet honneur était accepté comme tel par quelques-uns et rejeté par le plus grand nombre comme un fardeau. » (p. 317.)

Le patriotisme actuel. — On ne devient un fervent du patriotisme qu’après avoir subi un long travail de préparation ; et la croyance s’ancre d’autant plus profondément dans le cerveau qu’on a sucé de meilleure heure les soi-disant vérités que dispensent les prêtres. Allez dire, vous, catholique, à un musulman que sa religion est fausse et que Mahomet est un imposteur, bienheureux si vous vous en tirez avec vos deux yeux ; mais que le musulman vienne vous démontrer péremptoirement — ce qui n’est pas difficile — que Marie,