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plier à une représentation chiffrée. Certes, nous ne le nions pas, le phénomène de la lutte des classes ne peut se réduire à un simple schéma de bataille où l’on verrait ici des millions de misérables privés de tout, et là une poignée de profiteurs possédant le monde. Nous croyons seulement que ce n’est pas à l’aide de statistiques, forcément contradictoires et incomplètes (c’est ainsi que les chiffres que nous avons cités ignorent les ouvriers étrangers et coloniaux travaillant en France et dont le rôle économique et social est considérable) qu’on parviendra jamais à résoudre le problème que nous avons posé.

Il nous paraît plus efficace d’observer la réalité sociale et, munis des quelques données générales que nous connaissons, d’examiner s’il y a en France, aujourd’hui, un prolétariat et une lutte des classes. Dès lors, nous sommes frappés par un fait capital : celui de l’existence et du développement d’une classe moyenne. Il n’existe pas, en effet, un prolétariat et une bourgeoisie, constitués comme classes antagonistes et dont l’une doit forcément abattre l’autre ; mais il y a une infinité de conditions formant autant de catégories sociales dont les intérêts parfois divergent et parfois convergent. Il y a surtout de nombreuses catégories moyennes, constituées par des éléments petits-bourgeois et ouvriers aisés, plus ou moins bénéficiaires de l’ordre social actuel et, par conséquent, conservateurs.

Est-ce là un phénomène vraiment nouveau ? Le développement d’une classe moyenne est-il vraiment caractéristique de notre époque ? D’aucuns l’affirment. Mais l’histoire est d’un autre avis. À toutes les époques, en effet, on trouve la même variété de catégories sociales que nous constatons aujourd’hui. C’est ainsi qu’à la fin du xviiie siècle, à la veille de la Révolution, on aperçoit en France, entre le roi, possesseur théorique de toutes les richesses de son royaume, et le paysan misérable, serf encore sur certaines terres d’Église, une quantité innombrable de degrés d’élévation : petits métayers, fermiers ou propriétaires, petits officiers fiscaux ou justiciers, bourgeois aisés, commerçants ou armateurs, grands bourgeois parlementaires, fermiers généraux, etc. Ne pourrait-on pas, en y regardant attentivement, retrouver ici toute la variété de nuances du monde moderne ? Et cette structure sociale éparpillée a-t-elle, puisque c’est la question qui nous intéresse, empêché la Révolution, c’est-à-dire le groupement et l’offensive de toutes les forces bourgeoises, appuyées sur le prolétariat, contre le régime monarchiste féodal ?

Pourtant, nous reconnaissons bien volontiers que, si une telle analyse ne révèle pas d’importantes variations sociales qualitatives, elle nous oblige à enregistrer un très grand désaccord dans la disposition quantitative des éléments constitutifs des deux sociétés envisagées. En bref, on peut dire que les classes moyennes ont crû en nombre et en richesse. Une partie plus ou moins importante de la plus-value, résultant d’une meilleure exploitation des richesses du globe, s’en est allée à certaines couches sociales jusqu’alors très voisines du prolétariat. On a assisté à un enrichissement des titulaires de professions dites libérales et des techniciens supérieurs indispensables pour mettre en valeur les domaines nouveaux du capitalisme. Le médecin, le juge et l’ingénieur ont vu leur condition matérielle s’améliorer progressivement. Sont-ils devenus, du même coup, les indéfectibles alliés de la bourgeoisie contre le prolétariat ? Par leur existence même, les classes moyennes jouent-elles et sont-elles appelées à jouer un rôle contre-révolutionnaire ? Nous ne le croyons pas. Le résultat de la bataille des classes ne dépend pas d’elles. L’influence sociale de ce qu’on peut appeler la petite-bourgeoisie est, en effet, pratiquement nulle. Entre la bourgeoisie et le prolétariat, il n’y a de place que pour des éléments hétérogènes, aimantés sentimentalement en apparence, économiquement en réalité, par l’une ou

l’autre des deux classes fondamentales. Dans l’hypothèse d’une révolution, le rôle de ces classes moyennes serait de servir le vainqueur, quel qu’il fût. Si elles peuvent, présentement, compliquer la formulation du problème social, elles ne sauraient en aucune manière en modifier la solution. Leur influence est donc plus apparente que réelle ; elles n’atténuent en rien l’antagonisme entre prolétaires et bourgeois. Si nous voulions user d’une comparaison, nous dirions que, de la même manière, l’adjonction dans un convoi de plusieurs wagons de seconde classe laisse intact le rapport d’inégalité entre les voyageurs de troisième et de première classes.

Que cet antagonisme soit conscient ou inconscient, il n’importe. Il nous suffira d’avoir montré que l’objection fondée sur l’existence des classes moyennes est sans valeur. Ceux qui la formulaient pensaient du même coup ruiner la théorie marxiste de la lutte des classes, en affirmant qu’il n’y avait pas de classes. Et voilà que l’idée marxiste sort victorieuse du débat. Mais, au surplus, Marx est-il le premier et le seul à avoir énoncé en termes clairs une théorie du prolétariat ? Non pas. Proudhon, à maintes reprises, avait posé l’existence des classes. Répondant aux petits-bourgeois républicains qui, après le Manifeste des Soixante, première opposition consciente au régime napoléonien, prétendaient qu’il n’y avait pas de classes en France, il montrait dans sa Capacité Politique des Classes Ouvrières qu’il existait une classe ouvrière depuis 1789, depuis que l’ouvrier avait séparé son sort de celui de son patron avec lequel il était jusqu’alors uni dans la corporation. Qu’on le veuille ou non, écrivait-il, la société française est divisée en deux classes. Il y a d’un côté ceux qui travaillent pour un salaire bas et qui vivent exclusivement de leur travail et ceux qui vivent d’autre chose que de leur travail, quand ils travaillent ». Observation féconde, en effet, et qui le conduisait à cette conclusion : la division de la société moderne en deux classes, l’une de travailleurs salariés, l’autre de propriétaires-capitalistes-entrepreneurs, est donc flagrante.

Proudhon essayait ensuite de fixer le destin des deux classes ennemies. Il voyait le prolétariat chercher à comprendre son état, parler de son émancipation, monter, et la bourgeoisie hésiter, louvoyer, accepter tous les régimes et les rejeter l’un après l’autre. Tandis que le prolétariat prenait une conscience de classe, la bourgeoisie perdait conscience de la sienne. Déjà, elle n’était plus une classe puissante par le nombre, le travail et le génie, qui veut et qui pense, qui produit et qui raisonne, qui commande et qui gouverne ; elle n’était plus qu’une minorité qui trafique, qui spécule, qui agiote…, une cohue. Le rôle du prolétariat serait de réaliser la fusion des deux classes dans un monde égalitaire où, à la différence des fonctions, ne correspondrait pas une hiérarchie des conditions morales et matérielles.

Ici, Proudhon rejoignait Marx dans l’affirmation vigoureuse de l’existence des classes. Et, plus nettement encore que l’auteur du Manifeste, il indiquait au prolétariat sa voie : creuser toujours davantage le fossé qui le séparait de la bourgeoisie, se refuser à toute collaboration, à tout partage illusoire du gouvernement, s’abstenir de voter, de constituer à l’intérieur des assemblées représentatives une opposition qui serait vouée à l’impuissance et qui constituerait un trompe-l’œil démocratique. Mais, au contraire, constituer ses propres forces, ses propres institutions, dégager l’idée ouvrière par la lutte contre toute autorité, et particulièrement contre l’État, et par la recherche d’une formule sociétaire où l’échange des services devra se faire sur un pied d’égalité… la société devant être considérée, non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibration entre forces libres, dans lequel chacun est assuré de jouir des mê-