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indépendants mais qui, subissant durement la concurrence de la grande industrie, se trouve parfois dans des conditions économiques plus précaires encore que celles que connaît le prolétariat des usines.

Ainsi, parfois, la notion d’exploitation sociale se substitue à celle d’exploitation patronale pour la détermination de la condition de prolétaire. On est ou on n’est pas un prolétaire selon qu’on est plus ou moins misérable, plus ou moins exploité, quelle que soit, d’ailleurs, la forme de cette exploitation. Mais, du même coup, se trouve posé un grave problème de limitation, d’espèce, de mesure, d’appréciation. Jusqu’à quel point un paysan, un fonctionnaire, un ingénieur peuvent-ils se dire des prolétaires ? Question délicate au plus haut point et à laquelle se subordonne, par certains côtés, le problème général de la révolution à notre époque.

Qui ne voit que l’intérêt de la bourgeoisie est, ici, de brouiller les cartes ? Elle s’y attache en essayant de détacher du prolétariat des couches aussi nombreuses que possible et en les intégrant dans son propre système comme autant d’éléments alliés ou complices. Grâce à un système scolaire compliqué, elle réussit, sans modifier aucunement le statut social qui fixe les rapports généraux entre les classes, à puiser dans le prolétariat des hommes dont elle a besoin et dont elle fait ses contremaîtres, ses ingénieurs, ses savants, ses techniciens de toute espèce. Par une rémunération préférentielle, elle les attache à sa cause, elle en fait ses chiens de garde qu’elle dresse à mordre les chausses du prolétariat. Elle les constitue en une classe particulière, mi-bourgeoise, par son genre de vie, mi-prolétarienne par son origine et ses attaches.

Ainsi se trouve posé le problème des classes moyennes, Problème capital. De la force, du nombre, de la fidélité de cette classe moyenne dépend, en effet, le sort de la bourgeoisie. Qu’elle s’affaiblisse, qu’elle pactise avec la classe ouvrière, et voilà la bourgeoisie non seulement privée de techniciens, mais, encore, la voilà seule en face du prolétariat, sans cet État tampon qui amortit les antagonismes entre les deux classes fondamentales. Situation critique qu’elle doit à tout prix éviter. On peut dire qu’à cet égard, une des grandes préoccupations de la bourgeoisie est d’assurer le recrutement le meilleur de cette classe moyenne. Certains bourgeois pensent que le vieux système scolaire, avec son grossier empirisme peut y suffire. D’autres cherchent à perfectionner la machine à écrémer le Prolétariat et se tournent volontiers vers les solutions préconisées par les radicaux partisans de l’École unique.

L’École unique, en effet, lorsqu’on en examine le principe et l’économie sans préjugé démocratique, mais à la lumière de la lutte des classes, apparaît bien comme une institution destinée à demander au prolétariat un tribut spécial et onéreux : celui de l’intelligence. Elle vise à arracher à leur classe d’origine les enfants aptes à devenir de bons techniciens et, grâce à l’éducation réactionnaire qu’elle leur dispensera, à les pourvoir d’une mentalité de petits bourgeois cupides et égoïstes. Elle vise à en faire les ennemis du prolétariat en développant en eux le goût de parvenir, de s’évader de leur classe, à les séparer économiquement et moralement de leurs frères de misère : les ouvriers et les paysans.

Qui ne voit le danger d’une telle entreprise qui, en rationalisant et en assurant le recrutement de la classe moyenne, prive en même temps le prolétariat de ses meilleurs éléments ? Certains pédagogues révolutionnaires ont déjà dénoncé cette nouvelle offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière et, en dissipant les illusions mortelles que créait le vocable d’école unique, ont montré que seule la Révolution pourrait créer l’école vraiment rationnelle et humaine, l’école unique de la science et du travail.

Revenant, à présent, sur la question de la classe moyenne, nous nous proposons de définir d’une façon

plus précise son rôle social et sa destinée. À vrai dire, son existence même complique si profondément les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie qu’il a pu sembler à certains observateurs des conditions sociales actuelles que l’existence même d’une lutte des classes était assez problématique. D’aucuns n’ont voulu y voir qu’une invention simpliste de Marx reprise par les politiciens socialistes. Leur thèse peut se résumer ainsi : il n’y a pas deux, mais une infinité de classes sociales. Il n’y a pas une bourgeoisie et un prolétariat, mais une masse d’hommes oscillant entre la condition d’un bourgeois et celle d’un prolétaire. Il n’y a pas une lutte des classes, mais des conflits innombrables d’intérêts dont on peut bien dire qu’ils n’ont aucune portée révolutionnaire.

Voyez, disent-ils, les statistiques… Elles prouvent qu’on ne peut compter en France plus de sept ou huit millions d’authentiques prolétaires… Or, c’est un fait que les statistiques donnent une allure scientifique aux plus mauvaises démonstrations et qu’elles arrivent à rendre acceptables les plus mauvaises causes. C’est un autre fait que, faute d’une critique suffisante, elles conduisent aux conclusions les plus erronées. Pour être bref, nous dirons que le nombre supposé de prolétaires est, de toute évidence, absolument faux et insuffisant. Nous allons en donner la raison. La plupart des statistiques reposent, en ces matières, sur une confusion. Elles assimilent, en effet, deux catégories sociales très distinctes : le prolétaire et le salarié. C’est ainsi, par exemple, que certains auteurs opposent aux huit millions (nous arrondissons à dessein) de salariés divers, les six millions de non-salariés comprenant, outre les deux millions de rentiers oisifs, des chefs d’établissements, des exploitants de toutes catégories et des isolés (artisans, petits commerçants, agriculteurs) n’employant aucune main-d’œuvre. On feint d’oublier qu’un grand nombre de non-salariés, en particulier les petits propriétaires terriens, employant ou non une main-d’œuvre régulière, sont effectivement des prolétaires, aux termes que nous avons définis plus haut, apparentes étroitement, par leur niveau de vie souvent médiocre, aux ouvriers des villes. La terre qu’ils possèdent – et à laquelle, bien souvent, ils tiennent – ne saurait, en effet, apparaître comme un instrument d’exploitation, mais constitue seulement un instrument de travail, un outil comparable, à quelques nuances près, à l’outil de l’ouvrier.

Tous les raisonnements que proposent nos négateurs de la lutte des classes sont donc faussés par cette erreur initiale. Toutes les conclusions auxquelles ils arrivent sont inacceptables. Ils voulaient nous prouver qu’il n’y avait pas de prolétariat et, partant, pas de lutte des classes. Ils oubliaient qu’il est d’autres prolétaires que ceux de l’usine et qu’il faut tenir compte de tout le prolétariat rural. Qu’on en juge à la lumière d’autres constatations. Si nous examinons les statistiques d’ordre fiscal, nous trouvons plus de quatre millions de personnes non salariées dont le revenu n’atteint pas 20.000 fr. Or, à quelle catégorie sociale appartiennent ces non-salariés, sinon, pour la plupart, à la classe des petits propriétaires terriens ? Et n’est-il pas légitime, dès lors, de penser que ces quatre millions de personnes doivent entrer, pour la plupart, en déduction des six millions de non-salariés qu’on oppose triomphalement aux huit millions de salariés divers ? Du même coup, la situation des classes sociales, réduite en chiffres, se trouve singulièrement différente de celle qu’on nous présentait. Elle pourrait s’exprimer en mettant en regard des deux millions d’exploiteurs de toute espèce, bénéficiant d’un revenu de plus de 20.000 fr., les douze millions de prolétaires.

Mais ces nombres eux-mêmes ne rendent pas compte de la structure sociale beaucoup trop complexe pour se