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a pour le prolétaire le même caractère inviolable et sacré qu’aux yeux du bourgeois. Mieux encore, alors que, pour le bourgeois, ce lien de famille n’unit et ne maintient qu’en apparence et qu’il est permis de le rompre, pourvu que les apparences soient sauvées, pour le prolétaire, au contraire, le lien de famille oblige à de scrupuleuses solidarités. C’est un fait qu’aujourd’hui les familles vraiment unies, et dont les membres soient prêts à s’entraider sans réserves, sont des familles prolétariennes. C’est un fait aussi que, dans la pratique morale courante, le prolétaire moyen enchérit sur le bourgeois ; qu’il se montre plus scrupuleux, plus patriote, plus sincèrement religieux, plus pudique, plus près, en un mot, du modèle de l’honnête homme du xxe siècle édifié par la morale laïque et républicaine.

De là vient qu’il est quasiment impossible de donner une définition morale du prolétariat. De là vient, aussi, qu’il est impossible, littérairement, de peindre un type de prolétaire. La plupart des auteurs qui s’y sont essayés sont tombés dans l’exceptionnel ou dans le poncif. Alors que le roman et le théâtre abondent en portraits authentiques de bourgeois, la littérature, dite prolétarienne, est encore, faute de vocation, à la recherche de sa formule. Elle a pu donner des œuvres curieuses et émouvantes, elle n’a pas atteint le vrai. Dans la plupart des cas, elle s’est réfugiée dans un pittoresque de commande ; elle n’a saisi, dans la vie prolétarienne, qu’un élément de bizarrerie, un fumet de canaillerie qui, au sortir de la pompe, du confort ou du gourmé de la vie bourgeoise, ont pu obtenir un succès de surprise ou de scandale. On s’est intéressé aux habitants de l’Hôtel du Nord, un des romans les plus caractéristiques de cette littérature, comme à une faune curieuse qui changerait heureusement des jeunes premiers domestiqués et des belles passagères de transatlantiques. Le marlou, la môme, le débardeur, la ménagère tonitruante, les petits pouilleux ont revendiqué leur place au soleil. Les bistrots aux tables poisseuses, les hôtels borgnes, les rues des quartiers populaires ont pris la place des dancings sélects, des palaces et de la Côte d’Azur… Peut-on dire, pour autant, que le roman ait atteint l’âme (si l’on veut bien nous permettre de nous servir de ce vocable) prolétarienne ? Évidemment, non.

C’est qu’en effet les mœurs prolétariennes, dont le roman se proposait de tenter la peinture, ne sont souvent qu’une copie des mœurs bourgeoises, mais plus pâle et plus morne qu’elles. Un livre qui se fût astreint à les évoquer dans leur désespérante monotonie, se serait condamné à faire l’histoire d’une vie sans joie, sans beauté, sans coups de théâtre, partagée entre l’usine ou le bureau rationalisés et le foyer sans lumière et sans chaleur. Le travail abrutissant, les promenades dominicales, les enfants mal élevés, la femme lasse, les mille soucis qui assaillent la vie du travailleur ne sont pas matière romançable. Zola, lui-même, le peintre de la classe ouvrière sous le Second Empire, avait réduit la vie des prolétaires aux fastes crapuleux de l’ivrognerie et de la débauche.

Il n’est point, disons-nous, de mœurs prolétariennes. Il n’est point d’éthique ni d’esthétique prolétariennes. La vie morale du travailleur est une vie d’emprunt. Tous les gestes de son existence le rattachent à sa misérable condition de salarié ; et ce n’est qu’obscurément qu’il prend conscience d’une vie supérieure qui pourrait être la sienne. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’il rompt la lourde chaîne d’habitudes, de préjugés, de conformisme intellectuel et moral qui font du prolétaire un petit-bourgeois à portion congrue, révérant l’ordre social, citoyen soumis, soldat obéissant, subissant, sans se plaindre, la dure exploitation du capital.

Exceptionnellement, disons-nous. Encore ne faut-il pas ignorer qu’à côté du prolétaire moyen que nous venons de décrire, existe un prolétaire conscient et

organisé, vivant en marge du monde capitaliste, ennemi du régime, refusant d’adhérer aux évangiles officiels, ayant définitivement rompu avec les modes de penser et de sentir bourgeois. C’est, en général, un autodidacte chez qui la culture ne se sépare pas de l’expérience des luttes de chaque jour contre l’état social. Animé par une haute conscience de classe, possédant un sens aigu des besoins du prolétariat, se refusant à parvenir malgré toutes les tentations, rebelle à la corruption, insensible aux persécutions, il réalise le type achevé du prolétaire révolutionnaire. Il est le levain de la pâte ouvrière.

Sur l’autre bord, chemine le prolétaire pourri, celui dont le sens de classe est inexistant ou s’est effrité, prolétaire vendu ou prêt à se vendre ; n’attendant qu’une occasion pour s’évader de sa classe ou pour la trahir, prolétaire honteux ou dévoyé, gagné par la pourriture sociale, n’ayant pu résister à l’appât d’une vie plus facile ou bien encore ayant glissé dans ce lumpen-prolétariat, dans cette canaille stigmatisée par Marx et Engels dans le Manifeste, dans cette pourriture inerte qui forme les couches les plus basses de la société ancienne… », triste épave que son genre de vie disposera à se laisser acheter pour des manœuvres réactionnaires. Intellectuels besogneux, politiciens de sac et de corde, venus du peuple et aspirant à le piétiner, soldats de métier, policiers, gardiens de prison, maquereaux, nervis de toute obédience : toute un faune ignoble entre ainsi pleinement dans l’alliance avec la bourgeoisie. Ils forment les rameaux desséchés du tronc prolétarien.

Ce qui différencie, en effet, en tant que classes, le prolétariat de la bourgeoisie, c’est leur cohésion inégale, celle-ci, d’ailleurs, n’étant qu’un reflet de leur structure sociale différente. Tandis que la bourgeoisie tout entière, depuis le petit rentier propriétaire jusqu’au milliardaire américain, travaille constamment à raffermir l’ordre social bourgeois ; tandis qu’il est exceptionnel qu’un bourgeois trahisse sa propre classe pour se mettre au service du prolétariat, celui-ci, au contraire, trouve en lui-même ses ennemis les plus redoutables. Situation tragique, mais non nouvelle. Fait singulièrement grave et qui complique le problème de la lutte des classes et de la Révolution.

C’est précisément à ce problème intéressant le « devenir » du prolétariat qu’il faut, maintenant et pour finir, nous attacher.

De tout ce qui précède, il ressort que l’idée de prolétariat repose essentiellement sur une base économique. Un prolétaire est un homme qui a besoin, pour vivre, de se vendre à un patron. Encore convient-il d’insister sur les conditions de cette vente. L’ingénieur, sorti d’une grande école, pourvu d’un diplôme d’État, qui, pour vivre, se vend à un usinier, moyennant un traitement lui assurant une large aisance, n’est pas un prolétaire. L’idée de prolétaire est, en effet, inséparable de celle d’un certain niveau de vie. Passé un certain niveau, on n’est plus un prolétaire, quel que soit, par ailleurs, son statut professionnel et même si celui-ci vous classe parmi les salariés. De nombreuses catégories d’intellectuels ou de techniciens, des fonctionnaires, des ingénieurs, des titulaires d’emplois supérieurs appartenant au commerce et à l’industrie se trouvent ainsi exclus des rangs du prolétariat. Inversement, on tombe au rang de prolétaire dès que son travail ne permet plus de vivre décemment, quel que soit ce travail et même s’il ne vous place pas directement dans la catégorie des exploités du capital. Cela est si vrai qu’on a pu parler d’un prolétariat rural, composé de petits propriétaires exploitants, de paysans pauvres travaillant eux-mêmes un bout de terrain qui leur permet tout juste de vivre. C’est ainsi également qu’on admet l’existence d’un prolétariat artisanal, formé de travailleurs