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l’action des mêmes facteurs immédiats, mais possédant l’énergie – ou, plutôt, la facultécréatrice complète, illimitée, finit par dominer cette action, par se soustraire à ces facteurs, et même par les maîtriser. Il continue, ensuite, son évolution sur un tout autre plan. L’animal s’adapte, et s’arrête là. Il ne peut pas faire davantage. L’homme finit par ne plus s’adapter, mais par dominer. Quelles en sont les causes ? Est-ce du progrès ? Et si oui, pourquoi et dans quel sens ? Tel est, en partie, le problème auquel nous tâchons de répondre. Comme le lecteur s’en rend certainement compte, mes recherches s’orientent donc dans un autre sens – plus en profondeur – que celui des études darwinistes, sans contredire en quoi que ce soit les conclusions de ces dernières. Il m’est impossible de développer ici ce sujet, pourtant très intéressant.

On pourrait me demander encore ceci : la faculté créatrice de l’homme et le progrès dont je parle ne se confondraient-ils pas, en somme, avec le progrès de la science ? N’est-ce pas par la science que l’homme progresse ? Je réponds : Non. La création humaine, le progrès humain sont pour moi des notions très vastes. L’opinion que « seule la science assure le véritable progrès de l’humanité » est – je le sais – fort répandue. Je ne la partage pas. Dans le domaine extrêmement vaste et compliqué de l’évolution, de la création, du progrès, la science et sa marche en avant ne forment qu’un élément (important, sans doute, mais pas unique ni fondamental) parmi d’autres. En elle-même, la marche en avant de la science n’assure pas le véritable progrès. Et puis, la science et son progrès sont eux-mêmes les conséquences de la faculté créatrice de l’homme.

On pourrait aussi me poser la question en quelque sorte inverse, notamment : si le « retour à la nature » (à la vie naturelle et primitive) ne constituerait pas le vrai progrès de l’humanité ? Je réponds : Non. La doctrine du « retour à la nature » est, à mon avis, un égarement, explicable par le dégoût, sain dans le fond, des revers du chemin du progrès, mais qui n’en reste pas moins un égarement. On progresse en continuant la route et non pas en rebroussant chemin. Le progrès est à l’avant. Et c’est en avançant, et non pas en reculant, que nous aurons raison des « maladies du progrès ».

D’ailleurs, le besoin de créer est irrésistible chez l’homme. On ne peut pas l’arrêter. On ne peut que le fausser, en attendant son vrai triomphe définitif. C’est par ce besoin inné chez l’homme que je m’explique cette multitude de « succédanés » de la véritable création que nous observons de nos jours à chaque pas. Ne pouvant pas goûter à la vraie activité créatrice, les millions d’hommes se divertissent et se bercent par des illusions de cette dernière : la nature actuelle des « sports », le « cinéma » de nos jours, le « théâtre » moderne, la « littérature » contemporaine – bref, tout ce que l’homme de notre époque trouve à sa disposition, en qualité de satisfaction intellectuelle, spirituelle ou morale (en dehors de son travail professionnel, presque toujours accablant et absurde), n’est qu’une diversion instinctive qui trompe, qui fausse et qui assoupit son instinct de créateur, son besoin de créer.

Il existe, sans aucun doute, beaucoup d’autres questions liées à notre sujet principal et formulées par le lecteur au cours de mon exposé. Ne pouvant les traiter ici même, je m’arrête aux indications données.



Loin de moi la prétention d’avoir trouvé une solution définitive, incontestable du problème.

Je soumets au lecteur une hypothèse sur laquelle j’étais tombé presque accidentellement, il y a plus de

vingt ans, et laquelle, ensuite, m’a été confirmée par un grand nombre de faits et aussi par mes études personnelles. Je dis presque accidentellement, car, depuis longtemps déjà, je cherchais une réponse satisfaisante à cette question : « Pourquoi l’homme diffère-t-il tant des autres animaux ? »

J’ai scruté, d’une part, les théories qui cherchaient à réduire cette différence à peu de choses. J’ai examiné, d’autre part, les doctrines qui tâchaient de répondre à ce « pourquoi ». J’ai trouvé les unes et les autres tout à fait insuffisantes et très superficielles quant au fond du problème. Et c’est ainsi que j’étais arrivé à mon hypothèse. Je l’ai approfondie, éprouvée, travaillée, par la suite. J’ai trouvé des faits à son appui. Elle n’en reste pas moins une hypothèse, et restera telle jusqu’à sa confirmation ou son infirmation expérimentale et scientifique définitive. Mais il s’agit là d’un travail de longue haleine aboutissant à des ouvrages d’une allure spéciale.


Le lecteur serait en droit de me demander s’il existe déjà, dans la littérature scientifique ou philosophique, un exposé du problème du progrès se rapprochant de ma conception. Ce sujet n’a pas encore été, que je sache, traité sous cet aspect. Certains auteurs – des biologistes et des philosophes – ont prêté leur attention à la situation exceptionnelle de l’homme dans le règne animal. Ils en cherchèrent l’explication surtout dans l’évolution de l’intelligence. D’autre part, on parle bien, par-ci par-là, de l’action créatrice de l’homme, mais sans aucune tentative de précision ou de généralisation. Il existe des auteurs qui, non satisfaits des explications courantes, restent simplement décontenancés, profondément intrigués devant certains phénomènes frappants, inexplicables de l’Évolution. Quant à moi, je traite le problème dans la presse pour la première fois. Je le fais : d’une part, parce que ma conception est actuellement achevée dans son ensemble ; et, d’autre part, parce que j’espère pouvoir publier, sous peu, un ouvrage plus complet auquel l’exposé ci-dessus servirait d’une sorte d’introduction. — Voline.


PROGRÈS. Un accroissement quelconque, en bien ou en mal, constitue un progrès. Le développement d’un être ou d’une activité constitue un progrès. Le progrès est représenté spécialement par le développement de la civilisation et de la justice. En résumé, le progrès est le mouvement, la marche vers un but. Dès lors, il y a autant de progrès, c’est-à-dire de marches que d’hommes et de mouvements. De là, bien des difficultés qui entravent la marche du progrès.

Quand deux ou plusieurs personnes se réunissent pour causer progrès, chacune en est partisane, mais pour peu que l’on s’explique sur ce mot, on ne tardera pas à constater qu’il n’y a pas deux personnes qui aient sur le mot « progrès » une communauté de vues identiques. Cela s’explique, surtout à notre époque qui se plaît à faire dire au même mot des choses différentes. Aussi, un jour, l’homme penche à droite, le lendemain à gauche ; et, en agitant le même mot, un tel fait machine en avant, quitte, le lendemain, à faire machine arrière. De ces interprétations multiples, le progrès réel est la victime. Dans son sens propre, le progrès ne convient qu’à l’ordre physique. Dans l’ordre moral, rien n’avance ni ne recule ; rien ne varie. Cet ordre, disent Colins, De Potter, etc…, est ou n’est pas.

Depuis que l’humanité a une histoire, elle n’a pas fait un pas vers la vérité qui lui importe le plus, c’est-à-dire vers la vérité vraie. On raisonne sur l’ordre moral comme sur l’ordre physique. On oublie que les variations sont essentielles aux sciences naturelles et exactes et constituent toujours des progrès. Elles ont pour cause la découverte de faits nouveaux ou de nouveaux