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cipe vital » distinct des autres forces de l’évolution). En effet, notre conception tend à réconcilier les deux doctrines opposées, car elle offre une synthèse unique où tous les phénomènes de l’évolution – qu’ils soient « mécaniques » ou « vitaux » – trouvent leur explication naturelle, sans qu’on ait recours à l’intervention d’un « principe vital » spécial.

2° D’après notre conception, la base, la force motrice du progrès humain est la puissance créatrice de l’homme (c’est-à-dire la faculté créatrice, le besoin de créer, et la possibilité matérielle de le faire). C’est cette force qui a poussé – et qui pousse toujours – son évolution en avant, depuis les premiers pas, la découverte et l’application du feu, jusqu’aux réalisations modernes sur tous les champs de l’activité humaine.

Cette conception nous oblige à rejeter comme inexactes les théories qui voient la base et la force motrice de l’évolution humaine dans la particularité des besoins matériels de l’homme, dans la croissance de ces besoins et des forces productrices de l’humanité – c’est-à-dire les théories qui reconnaissent, comme étant le facteur primordial du progrès humain, les nécessités matérielles de l’homme et, ensuite, le facteur socio-économique. Pour nous, la nature particulière des nécessités humaines, la croissance des besoins et des forces productrices de l’homme sont des éléments « de second plan », des « dérivés » qui proviennent justement de sa substance créatrice, qui ne forment nullement le ressort fondamental du progrès (de même que l’intelligence de l’homme, sa sociabilité, etc.), et qui, par eux-mêmes, n’assurent pas forcément le progrès. Ce qui l’entraîne et l’assure au fond, et fatalement, c’est l’élément créateur de l’homme. Il faut creuser plus profondément pour arriver à la véritable base du progrès humain. La particularité des nécessités de l’homme, leur croissance, etc…, nous laissent entrevoir déjà, justement, l’existence d’un élément spécial et plus profond, propre à l’homme : sa substance créatrice. C’est donc l’économisme marxiste (appelé inexactement « matérialisme historique » ) que nous sommes obligés de rejeter définitivement. (Je regrette de ne pouvoir traiter ici ces questions importantes que très sommairement. J’espère, toutefois, que le lecteur lui-même voudra bien et pourra les approfondir.)

3° D’après notre conception, le vrai critérium fondamental du progrès est le niveau – l’intensité, l’extension, les réalisations – de l’activité créatrice des hommes. Le progrès consiste en une évolution vers la plus grande « somme » possible de cette activité créatrice. (Puisqu’il n’existe aucune limite dans le domaine de la création, puisque le « plein » ne peut jamais y avoir lieu, le progrès est infini).

Le dit critérium de base du progrès peut être appliqué aussi bien à l’ensemble de l’évolution humaine (ou d’une époque historique entière) qu’à des faits séparés, tant individuels que sociaux. D’une façon générale, est progressif tout ce qui facilite, favorise et stimule l’éclosion, l’élan, l’épanouissement, l’extension de l’activité créatrice des hommes, tout ce qui augmente les possibilités de créer pour le plus grand nombre d’individus. Au contraire, tout ce qui diminue, empêche, entrave, restreint ou arrête ces possibilités est régressif.

Toutefois, il faut savoir manier ce critère (comme tout autre, d’ailleurs). Il faut s’en servir avec beaucoup de prudence et de savoir-faire, ce maniement étant délicat et présentant certains dangers pour le jugement de celui qui s’y prendrait maladroitement. En appliquant le critère du progrès à des faits concrets, il faut savoir regarder en profondeur et en largeur, savoir analyser, peser, calculer, comparer, établir la « balance », etc… ; sinon, on pourrait commettre de graves erreurs, les éléments et la marche du vrai progrès

n’étant pas encore suffisamment simples, précis et visibles en eux-mêmes.

D’ailleurs, en affirmant que la puissance créatrice de l’homme est l’élément fondamental de son progrès, et que le niveau de l’activité créatrice en est le critérium de base, je ne veux pas dire par là qu’ils sont le seul élément en général et l’unique critère. Ainsi, par exemple, la puissance créatrice de l’homme ne pouvant donner son véritable effet autrement que dans l’ambiance d’une entière liberté, cette dernière constitue un élément indispensable du vrai progrès. En appliquant notre critère de base, nous devons donc toujours tenir rigoureusement compte de cet élément essentiel du progrès : la liberté. Et généralement, nous faciliterons notre tâche, nous obtiendrons des résultats plus exacts en tenant compte de beaucoup d’éléments complémentaires qui viennent s’ajouter à l’élément fondamental, et qui sont souvent d’une grande portée pour notre jugement.

4. Je me rends parfaitement compte qu’il existe une multitude de questions, étroitement liées à notre problème et à ma thèse, qui se dressent devant nous et demandent impérieusement une solution claire. Malheureusement, il m’est impossible de les traiter dans ces colonnes. Je me bornerai à en citer quelques-unes et à donner à certaines d’entre elles une très brève réponse.

La première de ces questions – et certainement la plus importante – est celle-ci : qu’est-ce, concrètement, que l’énergie créatrice dans la Nature, en général, et la puissance (faculté) créatrice de l’homme, en particulier ? Cette question devrait faire l’objet d’un ouvrage spécial. Je me bornerai à dire que la faculté créatrice de l’homme pourrait être, dès à présent, précisée biologiquement (anatomiquement, physiologiquement) et psychologiquement. Et quant à l’énergie créatrice dans la Nature, je me permets de rappeler au lecteur que la nature concrète des autres formes d’énergie reste aussi inconnue, jusqu’à présent.

Autre question. La faculté créatrice est-elle propre à tous les hommes ou, seulement, à certains parmi les millions d’humains ? Je réponds brièvement : la faculté créatrice est une qualité dont chaque homme est doué, dans des domaines différents et aussi dans des proportions variées. Tous les hommes, par le fait même de leur naissance, possèdent la faculté créatrice. Mais cette faculté varie à l’infini, aussi bien qualitativement que quantitativement. J’ajoute que les conditions horribles de notre existence actuelle défendent à des millions d’hommes d’avoir conscience de leur faculté créatrice, de l’apprécier, de la développer, de l’appliquer. Ce fait est, d’ailleurs, connu. J’ajouterai qu’au fur et à mesure de l’avancement du progrès humain, la puissance créatrice des hommes se développera, elle aussi.

Encore une question : la conception de l’énergie créatrice dans la Nature, et de la faculté créatrice chez l’homme s’oppose-t-elle à la théorie de Darwin sur l’origine des espèces et de l’homme ? Je réponds : nullement. Cette conception ne s’oppose qu’aux deux théories suivantes : 1° celle de l’origine « accidentelle » de l’homme ; et 2° celle d’après laquelle l’homme serait un primate « dégénéré ». Quant à la théorie de Darwin, ma conception n’y apporterait que certains correctifs, compléments et développements. Elle tâcherait, ensuite, de répondre à certaines questions dont Darwin ne s’occupait pas, et qui se rapportent précisément au problème du progrès. J’ajouterai que, pour moi, la faculté même des espèces de varier, de s’adapter au milieu, etc…, suggère l’idée d’une énergie créatrice – très primitive, très limitée – chez les animaux, ce qui, évidemment, n’exclue pas le rôle des facteurs immédiats constatés par Darwin. L’homme, soumis d’abord à