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1986


PATRIOTISME, PATRIOTE. I. Le PatriotismeCe qu’il est. — La Châtre le définit : l’amour de la patrie mis en action. Le Larousse : Vertu du patriote, amour ardent de la patrie. Et il ajoute, citant Mme L. Collet : « Le patriotisme est comme la foi, il aide à mourir. » D’après ce que nous savons déjà de la patrie, nous disons : le patriotisme est la religion de la patrie — comme le christianisme est la religion du Christ. De même que chaque croyant nous présente sa religion comme la seule bonne, la seule naturelle, la seule nécessaire, la seule digne d’être embrassée, de même l’on nous montre le patriotisme comme un sentiment profond de l’être humain et comme le facteur indispensable à l’épanouissement total de l’individu. « L’amour de la patrie nous paraît à la fois naturel et nécessaire, dit G. Bouglé (Encyclopédie), si bien que l’antipatriotisme nous étonne encore plus qu’il nous indigne. » Naturel, le patriotisme ne le paraît qu’autant que la patrie paraît aussi « naturelle ». Naturel, le patriotisme étroit et exclusif des Grecs et des Romains, lorsque la patrie se réduisait à la « terre des pères ». Mais inexistant lorsque le dogme de la patrie n’existe pas dans l’imagination des hommes, inexistant pendant tout le moyen âge ; inexistant aujourd’hui dans les pays non encore touchés par le virus ; mais naissant, mais se développant au fur et à mesure qu’on l’insinue dans les cœurs ; toujours artificiel : « Le patriotisme n’est pas un instinct, mais un sentiment factice, postiche, qu’on enseigne, qu’on crée dans les esprits qui en étaient dépourvus, que l’homme n’apporte nullement avec lui, comme on osait le dire, mais dont il est merveilleusement indemne en naissant. » (Pierre Scize, Le Canard Enchaîné, nov. 1931.) Il n’y a jamais eu de patriotisme spécifiquement algérien, congolais, sénégalais, soudanais, lapon, etc. Mais il existe cette monstruosité : un patriotisme français de la part d’Algériens de Sénégalais, de Martiniquais, de Malgaches, pauvres diables qui se disent attachés à la « mère patrie ». Mais il y a, naissant, le patriotisme indochinois, par exemple, un patriotisme sucé aux sources pures et qui se retourne contre l’autre, celui de nos maîtres, le bon. Et voici l’aveu ingénu qu’a fait récemment Mme Andrée Viollis : « D’autre part, l’instruction que nous avons donnée aux jeunes Annamites a été beaucoup trop rapide et, pour tout dire, assez maladroite. Nous leur avons imprudemment inculqué la notion de la patrie — qu’ils ignoraient avant nous. Nous leur avons vanté la gloire de Jeanne d’Arc qui bouta l’Anglais hors de France. Ils ont immédiatement pensé qu’il serait héroïque et méritoire de chasser l’envahisseur — le Français — hors de l’Indochine. » (Le Petit Parisien.) Est-ce que l’instruction donnée aux jeunes Français ne serait pas aussi « maladroite » — ou plutôt trop adroite ? Est-ce que nos écoles, laïques et autres, n’inculqueraient pas « imprudemment la notion de la patrie » ? Est-ce que chaque nation ne procéderait pas au bourrage de crânes intensif pour dresser les jeunes esprits dans « l’amour ardent de la patrie » ?

Mais, si le patriotisme n’est pas naturel, peut-être est-il nécessaire ? Et ici nous demanderons : à qui peut-il être nécessaire ? Nous avons vu que la patrie n’est rien pour la masse des prolétaires. En conséquence, le patriotisme ne peut être nécessaire qu’à la classe possédante « qui y trouve un intérêt de premier ordre, un intérêt vital ». (G. Hervé.) Le grand mensonge de la patrie, abrité derrière l’axiome de l’intérêt général est d’une utilité impérieuse pour le capitalisme. « Le patriotisme masque, en chaque nation, l’antagonisme de classe au profit de la classe dirigeante, par là il prolonge et facilite sa domination. » (G. Hervé.) Nécessaire pour créer l’illusion de la solidarité nationale, pour unir les pauvres aux riches, — dans l’intérêt exclusif de ceux-ci, — le patriotisme est la base de cette « union sacrée » qui s’établit au moment où il s’agit, pour le prolétaire, d’accepter les plus terribles sacrifices. Com-

prenez-vous toute l’immense duperie qui se cache derrière ces lignes de C. Bouglé : « L’amour de la patrie semble être aujourd’hui la seule chose capable de réduire au silence, quand il le faut, les passions les plus violentes, comme celles qui divisent les habitants d’un même pays en partis politiques. Nul autre sentiment n’est plus de taille à lui tenir tête. Lui seul est capable, quand la patrie est en danger, de séparer le fils de la mère, l’époux de l’épouse, et de mettre l’épée à la main de ceux mêmes qui ont juré de ne pas tuer. Les devoirs les plus pressants, qu’ils aient pour but la conservation de l’unité familiale ou l’observation de préceptes religieux, le cèdent ainsi au devoir envers la patrie, suprématie garantie tant par l’opinion que par les institutions publiques. Au patriotisme on reconnaîtra le droit de nous demander le sacrifice absolu de notre personnalité ; et nous devrons la sacrifier joyeusement. « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau »  ».

Nécessaire, le patriotisme l’est encore en ce sens qu’il « sert de prétexte à l’entretien de formidables armées permanentes, qui sont le soutien matériel, le dernier rempart des classes privilégiées. Le prétexte, le seul but avouable et avoué de l’armée, c’est de défendre la patrie contre l’étranger ; mais une fois revêtu de la livrée de la patrie, quand le dressage de la caserne a tué en lui toute intelligence, toute conscience de ses intérêts, l’homme du peuple n’est plus qu’un gendarme au service de ses exploiteurs contre ses frères de misère ». (G. Hervé.)

Nécessaire, le patriotisme l’est toujours aux industriels, à la Haute Banque, aux rapaces internationaux. Par les conflits armés qu’il suscite (guerres continentales ou brigandages coloniaux), il fait vivre cet ogre avide de chair fraîche et de profits ; le capitalisme. Ce sont les produits qui se vendent, les “ affaires ” qui marchent, Fer, pétrole, céréales, produits chimiques, canons et munitions, s’écoulent selon un rythme accéléré. Ce sont les prolétaires, ces éternels mécontents, qui succombent dans la mêlée, moutons égorgés sous le couteau du boucher. Double profit pour les bergers. « Pour les classes dirigeantes, quelle mine d’or que le patriotisme, mais aussi quel attrape-nigaud pour les peuples ! » (G. Hervé.)

Le patriotisme n’étant ni naturel, ni nécessaire à tout le monde, pour mieux le faire accepter on nous le montre aussi sous son côté mystique. Nous ne citerons qu’à titre documentaire le point de vue de ces rhéteurs — valets du pouvoir, s’ils sont complices — toqués s’ils sont sincères. « Les fins que nous pouvons nous proposer sont d’autant plus hautes qu’elles participent davantage de l’éternel », dit Boutroux, et Bouglé d’adapter cette formule au patriotisme et de parler de « dévouement accepté », de la « mission » des patries. L’une se vantera d’être la terre classique des beaux-arts, l’autre du commerce, de la libre entreprise, du self-government ; celle-ci de la pensée claire ; celle-là de la pensée profonde. Et chacune déduira de la forme déterminée du bien ou du beau qu’elle est chargée de représenter, des raisons spéciales d’être aimée et préférée.

Ainsi, des raisonnements, partant de ce principe que tel ou tel idéal est supérieur aux autres, justifieront non pas seulement le patriotisme en général, mais tel patriotisme en particulier.

Ces raisonnements varieront naturellement avec les nations ; et, suivant la nature de l’idéal qu’elles auront choisi, il leur sera plus ou moins facile de concilier les sentiments qu’elles veulent inspirer avec les prescriptions de la morale universelle des temps modernes ; avec les exigences de l’individualité et de l’humanité. Pour nous, Français, il semble bien que la conciliation soit aisée, si nous nous attachons aux traditions qui, de l’aveu de tous les peuples font notre gloire. La noblesse de notre Révolution nous oblige ; nous devons