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matisme de créer une classe de dégénérés inférieurs.

Dans une direction opposée, au lieu de chercher à canaliser l’énergie nerveuse dans certaines voies préférées, on peut se proposer de la répartir, au moins périodiquement, entre toutes celles qui sillonnent le cerveau. Du coup, l’individu va être exposé à tomber dans la banalité. Le progrès sera compromis, du jour où les résultats accumulés dans chaque catégorie de sciences ou d’arts, dont l’assimilation préalable est indispensable à toute nouvelle avance, exigeront, pour être acquis, toute une existence. L’homme sera voué à la médiocrité en tout.

Les deux conceptions dont nous venons de résumer l’essence et de montrer les dangers ne sont pas demeurées théoriques. Elles ont été mises en pratique, et se disputent encore la prééminence.

C’est à la première que l’on peut rattacher la division en castes spécialisées : prêtres, guerriers, artisans et commerçants, agriculteurs et manœuvres, en général les régimes aristocratiques de l’Antiquité et du Moyen Âge. C’est cette opposition que consacrerait la rationalisation.

Le deuxième courant d’idées n’a pas, cependant, perdu tout pouvoir d’attraction. La généralisation et l’uniformisation de la culture ont le plus souvent été préconisées au sein de chaque classe particulière, surtout parmi celles qui tenaient le premier rang. Aux xviie et xviiie siècle, les plus grands esprits se gardent de se spécialiser. Dans le moment présent, ce sont les classes opprimées qui, pour sauvegarder leur dignité et l’intégrité de leurs facultés intellectuelles, réclament une instruction identique à la base et veulent, lorsque les exigences modernes auront diversifié les activités, qu’au moins les éléments d’une culture commune soient dispensés à tous.

Entre ces deux aspirations contraires, dont l’une nous incline à la spécialisation qui donne la primauté à l’intérêt de la société considérée, en quelque sorte, comme une entité métaphysique, tandis que l’autre nous fait désirer la culture générale qui rétablit dans l’intégrité de ses droits l’individu, réalité tangible, la conciliation pourra-t-elle s’effectuer ? Le sentiment nous porte à le croire ; la physiologie nous le confirmera en nous éclairant sur les conditions de l’accord.

Le comportement des vertébrés supérieurs, de l’homme même, n’est pas seulement sous la dépendance des hémisphères cérébraux. Tout un système relativement indépendant, qui a son aboutissement dans le crâne même, préside à la vie animale, peut même, à la rigueur, suffire à l’existence s’il s’agit des échelons inférieurs, l’entretenir du moins quelque temps dans le cas des plus élevés. Dans les conditions normales, influençant plus particulièrement les organes de la vie végétative : nutrition, circulation, respiration, reproduction, il en reçoit aussi les excitations, il est affecté par les sécrétions que ces organes élaborent et rejettent dans les vaisseaux sanguins.

« L’importance du système autonome dans la vie psychique, c’est qu’il commande aux réactions élémentaires fondamentales et les plus puissantes de l’être vivant. Il fait participer l’organisme, ses viscères, ses sensibilités les plus primitives, les plus obscures, les plus impérieuses à tous les niveaux de l’activité psychique où lui-même se trouve intégré, c’est-à-dire éventuellement à des intérêts dont les motifs peuvent être d’ordre purement intellectuel ou idéal. » (Dr H. Wallon.)

Cet appareil organo-végétatif détermine les tempéraments individuels innés, à peu près héréditaires et qualitativement variables, seulement dans de faibles limites, d’après les vicissitudes de l’existence.

C’est, jointe aux dissemblances corporelles, la diversité de ces tempéraments – que, pour la commodité du langage, on a ramené à quelques catégories tranchées ; qui oriente l’activité particulière de chacun de nous et

nous porte à mettre en œuvre, de préférence, tel ou tel ensemble de nos virtualités cérébrales. C’est de là que dérive normalement cette spécialisation naturelle, au surplus très large, qui se traduit par le contraste des attitudes. Spécialisation que l’on peut qualifier de préférentielle, car elle ne saurait être absolue, vu que la vie est phénomène d’ensemble auquel nulle partie ne peut être étrangère sans péril pour l’intégrité de l’être. Spécialisation qui incline l’individu à consacrer volontairement la majeure partie de son énergie psychique aux tâches que ses dispositions naturelles lui rendent le plus aisément abordables et qui correspondrait à sa bonne orientation professionnelle, si la Société comprenait que son rôle est d’aide plutôt que de contrainte.

D’où vient que l’espèce humaine seule nous offre le spectacle d’une telle variété de caractères physiques, de tempéraments, de dispositions intellectuelles ?

Dans une espèce animale, les conditions de vie sont les mêmes pour tous ; elles se modifient fort peu avec le temps, et les écarts affectent également chacun des spécimens du groupe. Tout jeune animal mal conformé physiquement ou psychiquement est voué à la disparition dès qu’il est livré à ses propres forces, ce qui arrive de bonne heure.

Dans l’humanité, au contraire, la protection familiale, dont l’enfant bénéficie si longtemps, donne d’abord à celui qui est anormal la possibilité de vivre pendant le premier tiers d’une existence moyenne. Les sentiments réciproques cultivés pendant cette longue période de vie en commun entre parents et descendants déterminent encore la prolongation de cette assistance aux faibles, devenue une obligation sociale. D’autre part, le développement de la civilisation, les migrations amenées, non plus par le besoin de conserver les conditions de vie habituelles, mais bien plutôt par le désir d’en expérimenter de nouvelles, sont des sources intarissables de différenciation physique ou mentale. Variations que la nature n’élimine plus, car la multiplication des industries, des fonctions donne la possibilité d’utiliser les anomalies, les vocations particulières, d’en rendre l’exploitation profitable à tous. L’originalité qui eût été néfaste à l’animal devient, dans notre cas, utile à l’individu, avantageuse au groupe, agent de progrès. L’anormal peut jouer dans l’organisme social un rôle utile, puisque l’acuité des sensations, la vivacité des réactions et l’esprit d’initiative peuvent triompher de la routine et provoquer l’invention. Il faut que les particularités ne s’éteignent pas dans l’isolement, qu’elles aient à leur disposition un champ d’action où elles puissent s’exercer librement.

L’homme est un composé d’une multitude de tendances, communes ou personnelles, desservies par une fédération de fonctions ; la Société doit être une fédération de groupes fonctionnels rapprochant pour l’action les aptitudes analogues, coordonnant enfin l’ensemble des tendances, substituant leur harmonie à la lutte.


VI. Bien des hommes, avant Fourier, ont regardé l’homme comme un faisceau de tendances différentes, de l’un à l’autre, comme qualité et comme intensité, déterminant, selon leur prédominance, le caractère et le comportement de chacun. Mais Fourier est, sans doute, le premier qui ait conçu et décrit en détail une structure sociale basée sur cette considération.

Inclure toute l’activité d’un homme dans les limites étroites d’un phalanstère est aujourd’hui une impossibilité (les échecs des colonies communautaires en témoignent). Les produits s’échappent des mains de ceux qui les ont faits, ils passent à d’autres ateliers dont le fonctionnement leur demeure étranger, s’échangent et se consomment au loin ; celui qui les a créés ne saurait porter intérêt à son œuvre.

On entrevoit, certes, la direction dans laquelle on