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universitaire, ignoré de ses palmarès, dont l’indépendance indigne la confrérie des bonnets carrés ou pointus, s’il ne s’abaisse pas à solliciter leur sympathie par des platitudes. Car, s’il n’y va plus de sa vie, comme pour un Galilée obligé, afin d’échapper au bûcher, de déclarer que la Terre était immobile, il y va toujours de sa tranquillité et de sa réputation. Ce « primaire » pourra posséder à lui seul plus de science et de talent que tous les Trissotins académiques réunis ; il pourra être un de ces génies qui, en vingt ans, font parcourir au savoir humain plus de chemin que les milliers de ses professionnels diplômés ne lui en ont fait faire en vingt siècles ; il sera toujours un suspect, un indésirable dans la République des roussins d’Arcadie qui remâchent le chardon sacré. Quand il sera mort, les roussins se vêtiront de sa peau pour se donner l’air du lion et mépriser les « primaires » avec plus de superbe.

Est-il nécessaire de dire que le mépris du « primaire » est d’origine essentiellement aristocratique et réactionnaire ? Il est, transporté sur le plan intellectuel, ce qu’est le mépris du roturier sur le plan social. Mais il n’y a pas toujours concordance entre les deux ; il y a souvent contradiction, l’aristocratie n’ayant pas plus l’exclusivité de l’intelligence que la roture n’a celle de la sottise, et la distinction entre aristocratie et roture étant une des pires sottises de ceux qui prétendent à l’aristocratie. Ce n’est pas la contradiction la moins bouffonne de la prétendue élite aristocratique que d’appeler « primaire » le novateur scientifique, le pionnier social qui cherche à faire avancer le monde hors des voies de la tradition routinière où elle veut le maintenir, car, sans ce novateur, ce pionnier, la civilisation serait depuis longtemps enfouie, comme les ruines des Babylone et des Ninive, sous les sables de l’oubli. Il y a une forme de gâtime totalement opposée à toute manifestation supérieure de l’esprit dans la prétention de ramener l’humanité à des temps comme ceux de Charlemagne, voire des Pharaons, et une ironie dont les anthropopithèques attelés à cette besogne ne se rendent certainement pas compte lorsqu’ils appellent « primaires » ceux qui s’y opposent. Or, ces fossiles ont le mépris du « primaire » social comme ils ont celui du « primaire » universitaire et du « primaire » politique.

Le mépris du « primaire » est d’autant plus absolu pour l’aristocrate que, politiquement, ce « primaire » ne peut être à ses yeux qu’un homme de « gauche ». On voudra bien reconnaître en lui, le cas échéant, une neutralité politique qui n’en fera plus qu’un « demiprimaire ». Tels furent, pour les Doumic de leur temps, les Balzac, Stendhal, Flaubert, Baudelaire, et nombre d’autres indépendants de l’académisme. Mais les Vallès, Zola, Mirbeau, portèrent le double anathème comme « primaires » académiques et politiques ; des badernes, tel M. F. Masson, des rinceurs de bidets armoriés, tel M. P. Bourget, des bedeaux, tel M. Bazin, des fumistes, tel M. Barrès, donnèrent contre eux le grotesque spectacle de leur mépris au nom de l’intelligence souveraine. Actuellement, M. F. Brunot, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres et professeur d’Histoire de la Langue française, ayant présenté des Observations irrévérencieuses sur une Grammaire que l’Académie Française a mis trois cents ans à enfanter, les « pets de loup » de la compagnie n’ont pas osé le traiter de « primaire » ; mais l’élégant M. Abel Hermant, qui joue les Pétrone sous le manteau quelque peu rongé des mites de Lancelot, l’a délibérément taxé de « cuistrerie » pour lui apprendre qu’un professeur n’a pas de leçons à donner aux « gens de qualité », quand ils daignent, pour un moment, s’occuper de la langue française. Car les « gens de qualité », même à l’Académie française, savent tout, sans avoir rien appris, par cette faveur héréditaire qui les faisait, jadis, rois, barons, colonels, quand ils venaient au monde, avant d’avoir mouillé leur première braguette. Ils sont ainsi

à l’inverse des « primaires » qui ne savent rien, même en ayant beaucoup appris. Cet avantage, essentiellement aristocratique, crée pour les « gens de qualité », c’est-à-dire les gens de « droite », un privilège d’intelligence qui rend adorable chez eux tout ce qui est méprisable chez les autres. C’est ainsi qu’il ne peut pas y avoir de « primaires » de « droite ». Par contre, un roturier, un homme de « gauche », fût-il un Pasteur, un Curie, un Edison, est incontestablement un « primaire » malgré son savoir, sa naissance n’ayant pas été marquée par le miracle aristocratique. Il demeurera un « primaire » tant qu’il n’aura pas reçu le signe de la grâce qui en fera un homme de « droite ». Sottise, ignorance, malhonnêteté, mensonge, grossièreté, ne peuvent être que de « gauche », comme barbarie ne peut être qu’allemande. Intelligence, savoir, honnêteté, vérité, délicatesse, ne peuvent être que de « droite », comme gentillesse ne peut être que française.

Si un malheureux Bourneville s’avise de commettre un jour ce tripatouillage ridicule :

« Petit poisson deviendra grand
pourvu que l’on lui prête vie… »

immédiatement, tous les cuistres d’académie, tous les bedeaux de sacristie, tous les jésuites de presse, tous les politiciens de la « droite » parlementaire, jettent feu et flamme contre ce « primaire », ce « vandale », ce « dépeceur de chefs-d’œuvre », ce « salisseur de la beauté », etc. Mais qu’un nommé Hervo se permette d’ « adapter spécialement », à l’usage des séminaires, les Plaideurs, de Racine, et en fasse une tartufiante mélasse, les mêmes cuistres, bedeaux, jésuites et politiciens de cette « droite » qui fit marcher les naïfs « primaires », en 1914, pour « la défense de Racine » (sic), lui donnent leur patronage, leur publicité et leurs encouragements, tenant Racine lui-même pour un « primaire », puisqu’il s’est mis dans le cas de se faire tripatouiller pour ne pas troubler les chastes méditations des puceaux de séminaire. Les disciples de M. Barrès, à qui on doit toujours revenir quand on requiert des exemples d’imbécillité supérieure et de tartuferie souveraine, sont dans un état de gaieté délirante lorsqu’ils réussissent à faire marcher un « primaire » parlementaire, de « gauche » bien entendu, pour la libération du noble peuple des Poldèves, habitants de la Lune ; mais ils rentrent dans les profondeurs les plus hermétiques de leur confusion lorsqu’on rappelle que leur « Maître », affamé de publicité comme le plus « primaire » des politiciens, se laissa prendre à célébrer « l’illustre » Hégésippe Simon que de joyeux lurons révélèrent à la poésie française pour mystifier le niguedouille académique et national. Un homme de « droite » peut-il être mystifié, étant un « couillon » supérieur, ou un « coïon », comme écrivent ces Messieurs de l’Académie Française qui s’y connaissent particulièrement ?

Mais voici que M. Pierre Lasserre, peu suspect, croyons-nous, de ce que nous appellerons le « primariat », aux yeux des « gens de qualité » et de « droite », a bouleversé sans aucun égard la conception aristocratique, mais trop primaire du « primaire », en situant sa véritable position universitaire et politique, dans deux articles des Nouvelles Littéraires (30 novembre 1920 et 4 janvier 1930). Il l’a d’abord défini ainsi : « Un « primaire », c’est un livresque et un dogmatique. C’est un esprit qui a vieilli, sans dépasser, en son développement, le stade scolaire. C’est un adulte resté écolier, mais sans la fraîcheur, qui ne fait pas la différence entre les questions réelles que la vie nous donne à résoudre et les questions conventionnelles, artificiellement simplifiées, qui font l’objet des travaux de collège. » M. Lasserre a ensuite démontré que ce « primaire » est aussi bien de « droite » que de « gauche », chez ceux dont l’esprit de parti l’emporte sur une