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cet homme-là est prisonnier des forces de corruption, des congrégations financières et de la propagande étrangère, dont nos journaux sont les agents serviles. »

Autant l’histoire de cette presse de bluff et de puffisme et de ses industriels proxénètes de l’opinion est honteuse et ne mérite que le mépris, autant l’histoire de la presse d’opinion, d’idée et de lutte sociales, est instructive et intéressante à connaître. Elle a toujours été, on peut dire, le véritable baromètre de la pensée publique et, s’il n’y a plus aujourd’hui de presse d’opinion en dehors de quelques journaux sans influence déterminante, c’est qu’il n’y a plus d’opinion publique.

L’effervescence de l’opinion a toujours fait se multiplier les journaux dans les périodes pré-révolutionnaires et révolutionnaires et soutenir ceux de l’opposition. En 1824, six journaux dévoués au gouvernement avaient 14.344 abonnés contre 41.330 à six autres journaux d’opposition. Ces nombres, qui devaient grossir dans la même proportion, expliquent les barricades de 1830, quand Charles X voulut supprimer les libertés de la Charte.

Sous Louis Philippe, la presse d’opposition démocratique fut représentée par la Tribune, avec Marrast, le National, avec Armand Carrel, le Globe, de Pierre Leroux, le Bon-Sens, de Cauchois-Lemaire, continué par Louis Blanc, le Monde, de Lamennais, etc. Les oppositions légitimiste et bonapartiste avaient la Révolution de 1830, la Quotidienne, la Gazette de France, etc.

La Révolution de 1848 fît éclore une foule de journaux. La République, de Bareste, parue le 24 février, fut suivie de la République Française, la République Universelle, la République démocratique et sociale, la Vraie République, de Thoré, Leroux et Barbès, la République rouge, et même la République bonapartiste, pour préparer le bonapartisme anti-républicain. Il n’y eut pas moins de Révolutions et de Tribunes. Les femmes entrèrent dans la lice avec la Voix des Femmes, la Politique des Femmes, l’Opinion des Femmes, et des farceurs firent la République des Femmes où on leur faisait chanter :

« En avant ! Délivrons la terre
De tyrans trop longtemps debout
A la barbe faisons la guerre,
Coupons la barbe, coupons tout ! »

Une opposition sociale plus sérieuse fut représentée par le Peuple Constituant, de Lamennais, l’Ami du Peuple, de Raspail, le Représentant du Peuple, de Proudhon, qui devint le Peuple. Près de cinq cents « canards » plus ou moins fantaisistes naquirent dans la période de février à décembre 1848. Ils eurent les ailes coupées par le régime Cavaignac qui les passa « au fil du sabre africain ». (Hatin.)

Malgré l’hostilité du IIe Empire à toute presse indépendante, mais grâce aux affaires qui remplaçaient l’opinion dans les papiers imprimés, il y avait en France près de deux mille journaux en 1869. L’Empire avait vu naître, à côté du Petit Journal, le Temps, de Nefftzer, l’Evénement, qui devint bientôt le Figaro, de Villemessant, puis le Gaulois et d’autres qui se sont continués sous la IIIe République. La presse de province se formait seulement à l’évolution publicitaire. Les derniers temps de l’Empire près de s’écrouler dans la honte et que Sedan achèverait, virent se lever contre lui, sans qu’il pût les empêcher, le Courrier Français, où Vermorel fit courageusement le procès des républicains de 1848 et de « leur politique bornée, anti-socialiste, qui rendit le 2 décembre inévitable » (Lissagaray : Histoire de la Commune), la Libre pensée, d’Eudes, la Rive Gauche, de Longuet et Rogeard, la Lanterne, de Rochefort, le Rappet qui recevait ses inspirations de V. Hugo, le Réveil, de Delescluze, et nombre d’autres menant en province une lutte ardente contre l’Empire, après vingt ans d’étouffement bonapartiste.

Sous la IIIe République, les journaux se sont multipliés, surtout en province. Les deux mille de la fin 1869 sont devenus aujourd’hui de huit à dix mille. De plus en plus, ces journaux, « d’opinion » à leur début, se sont tournés vers les affaires, emportés par les séductions de la sportule politique et publicitaire. Aucun journal quotidien ne peut y échapper. Un million ne permet plus de vivre longtemps ; même si on l’a trouvé dans les poches des « honnêtes gens » croyant naïvement qu’un journal peut être « honnête » ; il faut, à bref délai, le renouveler, et seules les puissances de corruption financière sont à même de le fournir. Une nuée de périodiques plus ou moins vaguement définis vivent de moyens semblables dans des conditions encore plus ténébreuses. Ce sont les « chevaliers de l’escopette » qui font la « guérilla » dans le maquis pendant que l’armée régulière de la « grande presse » livre les batailles rangées avec son artillerie lourde et ses mitrailleuses.

Il est inutile de parler de tous les grands journaux qui se sont créés depuis cinquante ans au service des intérêts de la bourgeoisie capitaliste. Ils ont été aussi vides de substance, sauf celle de quelques héroïques rédacteurs — une Séverine, un Tailhade — acharnés à leur en donner malgré eux, qu’ils ont été malfaisants. Plus intéressante serait à suivre l’évolution de la presse « d’avant-garde » si on ne devait faire trop souvent la triste constatation qu’elle n’a pu prendre un développement qu’au détriment des idées qu’elle devait défendre, des luttes qu’elle devait mener. Une foule de journaux socialistes, plus ardents les uns que les autres, se sont succédés depuis 1875. M. Zévaès leur a consacré une étude intéressante dans Monde (21 mai 1932 et suivants). Ces journaux, et ceux qui les ont créés, quand ils ne sont pas disparus plus ou moins tôt, ont suivi l’évolution politique du socialisme vers l’opportunisme. (Voir Politique.) Quant à la véritable presse d’opposition politique, de pensée sociale, intellectuelle, artistique, elle végète de plus en plus, semblant ne plus répondre à un besoin, alors qu’on aurait plus que jamais besoin d’une presse hardie, vaillante, combative, qui ne limiterait pas l’action sociale à des questions de boutiques. A l’atelier, au bureau, dans la rue, au restaurant, en tramway, les travailleurs en « bleu » ou en veston lisent des journaux d’information, de sport, de cinéma, des revues policières. Socialistes ou communistes, orthodoxes ou hérétiques, syndicalistes réformistes ou révolutionnaires, anarchistes communistes ou individualistes, ne lisent même pas, pour la plupart, les journaux et autres publications de leurs idées, de leurs organisations. Le « peuple souverain » fait le pied de grue pendant des heures, transpire, s’écrase, se laisse bousculer et matraquer par des policiers sans aménité, pour voir enterrer un maréchal, passer un roi nègre, couper une tête ; il se passionne à la lecture des crimes rocambolesques sans lesquels son travail serait sans entrain et son déjeuner sans saveur. Il reste indifférent à la tragique affaire du « Chaco » et de ses cent cinquante « indésirables » livrés aux gouvernements fascistes comme aux millions d’êtres humains qui meurent en Mandchourie et ailleurs, victimes des entreprises impérialistes. Ce peuple s’arrache les journaux pour savoir quel est le gagnant du Derby, le vainqueur d’un combat de boxe, pour voir la photographie de la dernière reine promue à une prostitution souveraine par les proxénètes des concours de beauté, du monsieur qui a dansé cent heures consécutives, de la dame qui a vendu le plus cher son « sex-appeal ». Ce peuple, qui connaît tous les « as » du sport, toutes les « stars » du cinéma, tous les chevaux de course, ignore les noms de Marx, de Bakounine, de Pelloutier, de Varlin, de Vallès, de Louise Michel, de Séverine, de Jaurès, comme ceux d’Hugo, de Michelet, de Darwin, de Wagner, de Pasteur, d’Edison, d’Einstein, de Freud, grâce aux jour-