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fait un instrument dans les mains de l’État. Zénon se servait de cette théorie pour combattre, comme l’avaient déjà fait les cyniques, le nationalisme exagéré des Grecs et admettre un instinct de société, un instinct naturel poussant l’homme à s’associer à d’autres hommes. On peut considérer cyniques et stoïciens comme les premiers internationalistes.



Cette idée du droit naturel, de la loi de nature, de la religion naturelle, sera reprise par maints philosophes. D’ailleurs le triomphe du christianisme n’est pas aussi complet que l’affirment ses thuriféraires. De nombreux hérétiques s’élèvent alors et se couvrent même du masque de la religion par prudence et dissimulent leur propagande sous une écorce religieuse.

Voici, par exemple, le gnostique Carpocratès d’Alexandrie, fondateur de la secte des Carpocratiens, dont le fils Epiphanes a réuni toute la doctrine dans son ouvrage Péri Dikaios Inés (de la justice). La justice divine, pour lui, existe en la communauté dans l’égalité (Koinonia met Isotetos). De même que le soleil n’est mesuré à personne, il doit en être de même pour toutes les choses, toutes les jouissances. Si Dieu nous a donné le désir c’est pour que nous le satisfassions, non pour nous restreindre, de même que les autres êtres vivants ne mettent pas de frein à leur appétit.

Les Carpocratiens furent parmi les premiers qui reconnurent le droit de tous sur toutes choses, jusqu’en ses extrêmes conséquences, et cherchèrent à le mettre en pratique. Ils furent apparemment exterminés. Des inscriptions indiquent pourtant qu’au VIe siècle encore, les tendances carpocratiennes subsistaient en Cyrénaïque, dans l’Afrique du Nord.

Anéantis ou non, les Carpocratiens eurent des successeurs. Nous ignorons si les initiés des sectes épousant leurs conceptions ou des idées analogues avaient rejeté à l’intérieur de leurs groupes toute autorité, s’ils n’étaient pas organisés, comme on dit aujourd’hui. Toujours est-il que le système au pouvoir avait en eux d’irréconciliables adversaires. Il y eut des internationales de sociétés secrètes en relations entre elles et dont les membres, en voyage, étaient accueillis fraternellement, par les associations correspondantes. On enseignait clandestinement et les nombreux procès de ceux qui furent découverts et tombèrent victimes de leur propagande, nous le démontrent suffisamment. Le malheur est que trop souvent leurs véritables opinions nous sont inconnues. On ne nous parle que de leurs crimes ( ?) ou de leurs écarts ( ?).

Au synode d’Orléans (1022), onze cathares (Albigeois) sont brûlés parce qu’accusés de pratiquer l’amour libre. En 1030, à Montfort, près de Turin, des hérétiques sont accusés de s’être prononcés contre les cérémonies et les rites religieux, ainsi que contre le mariage, la mise à mort des animaux et en faveur de la communauté des biens. En 1052, à Goslar, un certain nombre d’hérétiques sont brûlés pour s’être prononcés contre la mise à mort de tout être vivant, c’est-à-dire contre la guerre, le meurtre, et la mise à mort des animaux. En 1213, des Vaudois sont brûlés à Strasbourg pour avoir prêché l’amour libre et la communauté des biens. Il ne s’agit pas là de « clercs », mais de pauvres artisans : tisserands, cordonniers, maçons, menuisiers, etc.

Se basant sur un passage de l’épître de Saint-Paul aux Galates : « Si vous êtes conduits par l’esprit, vous n’êtes plus sous la loi », nombreux furent les sectaires qui placèrent l’être humain, la personnalité au-dessus de la loi. Hommes et femmes partageaient un point de vue assez semblable à celui des Carpocratiens et aboutissaient, dans la pratique, à une sorte de communisme libertaire qu’ils vivaient comme ils le pouvaient, dans des espèces de colonies plus ou moins occultes et

sous la menace d’une répression impitoyable. Amaury ou Amalric de Bène, près Chartres, professait ces idées en Sorbonne au xiie siècle. Il eut des disciples plus énergiques que lui, parmi lesquels Ortlieb de Strasbourg, qui firent connaître sa doctrine anarchico-panthéiste en Allemagne, où ils trouvèrent d’enthousiastes et convaincus partisans sous le nom de Brüder und Schwestern. des freien Geistes (Frères et Sœurs du libre esprit), que Max Beer, dans son Histoire du Socialisme, considère comme des anarchistes-individualistes, qui se situèrent en dehors de la société, de ses lois, de ses mœurs, de ses habitudes et qu’en revanche la société organisée combattait sans merci.

Pensez donc ! Pour Almaric de Bène et ses continuateurs, Dieu se trouvait en Jésus, comme dans les penseurs et les poètes païens ; il a parlé par la bouche d’Ovide comme par celle de Salut Augustin. De tels hommes n’étaient pas dignes de vivre !

Dans les hérésies, il faut distinguer entre le panthéisme anarchiste almaricien, dont les adhérents se considéraient comme des parcelles du Saint Esprit, rejetant tout ascétisme, toute contrainte morale, se situant pour ainsi dire au-delà du bien et du mal et les héritiers du gnosticisme manichéen, tels les Albigeois, ascètes dont l’aspiration vise à vaincre la matière. Encore n’est-il pas toujours facile de faire une démarcation exacte. L’historien catholique Doellinger, qui a étudié l’histoire de toutes ces sectes, n’a pas hésité à dire que si elles l’avaient emporté (et il s’agissait surtout des Vaudois et des Albigeois), « il en serait résulté un bouleversement général, un retour complet à la barbarie et à l’indiscipline païennes ».

Au premier groupe panthéiste-anarchiste, nous rattachons l’hérésie anversoise de Tanchelin, celle des Kloeffers de Flandre, des Hommes de l’Intelligence, des Turlupins, des Picards ou Adamites (rayonnant jusqu’en Bohême), des loïstes, également anversois ; partout s’élèvent des hommes ou des associations qui veulent réagir contre le système dominant, représenté surtout par le catholicisme, dont les hauts dignitaires menaient une existence scandaleuse, maintenaient la prostitution, tenaient des bordels et des maisons de jeux, portaient les armes et se battaient comme des guerriers de profession.

Je partage absolument l’avis de Max Nettlau, que, dans les dernières années du moyen âge, le Midi de la France, le pays des Albigeois, une partie de l’Allemagne s’étendant jusqu’à la Bohème, les contrées arrosées par le Rhin inférieur, jusqu’en Hollande et dans les Flandres, certaines portions de l’Angleterre, de l’Italie, la Catalogne enfin, constituaient un terrain d’élection pour les sectes qui attaquaient le mariage, la famille, la propriété et s’attiraient une répression impitoyable.

Ce n’était pas seulement en Europe que se développaient des mouvements anti-autoritaires. Dans l’histoire d’Arménie, de Tschamtschiang (Venise 1795), il est question d’un certain hérétique persan du nom de Mdusik qui niait « toute loi et toute autorité »… Le Supplément Littéraire des Temps Nouveaux (Paris, vol II, p. 556-57), contient un article intitulé « Un précurseur anarchiste », où le Dr. turc Abdullah Djevdet présente un poète syrien du xve siècle : Ebr-Ala-el Muarri.



Nous voici à la Renaissance, il n’y a pas à le nier, les catholiques, aidés par l’état séculier, ont anéanti et réduit à l’impuissance les hérétiques panthéistes-anarchistes. Les protestants ne se sont pas montrés tendres à l’égard des anabaptistes, sorte de communistes autoritaires se fondant sur l’ancien Testament ; le vieux monde dut courber la tête sous l’omnipotence de l’État, plus fortement servi et centralisé qu’il ne l’était au