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Aux temps de l’affaire Dreyfus, on avait eu l’illusion de l’existence d’un « parti de la justice », de la justice pour tous, où se rencontraient tous ceux qui plaçaient la justice au-dessus de la politique et des intérêts de toutes les castes. La Ligue des Droits de l’Homme avait été formée pour cette défense supérieure de la justice… Elle est aujourd’hui débordée par le flot de l’iniquité toujours triomphante, qui vient de gauche comme de droite, et de tous les partis, hostiles ou indifférents, qui font la « conspiration du silence » autour de ses appels. La politique de toutes les nuances entasse ainsi scandales sur scandales. Pendant qu’un Roussenq expie au bagne, depuis vingt-cinq ans, le « crime » d’avoir brûlé un jour un pantalon militaire, des individus que la chronique judiciaire classe parmi les « malfaiteurs dangereux », échappent aux tribunaux ou ne subissent pas leurs peines parce qu’ils sont des parents, des amis, des courtiers électoraux, des gardes du corps, « nervis » et matraqueurs de réunions publiques, de politiciens influents. Ceux-ci, suivant les circonstances, exhalent le « dégoût de leur conscience » à propos de certaines affaires comme celle du professeur Moulin ; ils gardent allègrement ce dégoût en eux, et pendant des années, à propos d’autres affaires, celles du docteur Boutrois, du capitaine Moirand, du professeur Platon, et de cent autres. Dans l’affaire du professeur Platon, les plus « hautes consciences » de son propre parti se taisent systématiquement depuis huit ans, alors qu’elles savent que ce professeur a été condamné par ordre ! … Derrière toutes les iniquités sociales, il y a des partis et des politiciens qui en profitent. Les partis réactionnaires ne voulaient pas, il y a trente ans, que le capitaine Dreyfus fût reconnu innocent ; les partis démocratiques ne veulent pas, aujourd’hui, que le professeur Platon soit innocenté. Et tous les politiciens de gauche ou de droite ne veulent pas qu’il existe une justice sociale à laquelle, les premiers, ils auraient à rendre des comptes !

Mais tout cela ne compte pas pour le sot électeur, tout cela est emporté dans le flot boueux du battage électoral, de la parade des tréteaux qui enlèvera ses suffrages à l’esbroufe. On voit alors « l’honnête » Bertrand dénonçant le « malhonnête » Robert Macaire et tous les « Requins » qui sont à la direction des affaires publiques, « dans la tourbe des politiciens d’affaires » — y en aurait-il qui seraient hors des affaires ? — « qui spéculent sur l’ignorance publique… dans l’armée des aventuriers au service de la classe dirigeante » ; et il fait le geste de se boucher le nez en parlant de « la bourgeoisie heureuse et payeuse qui ne regarde pas la propreté du linge de ses laquais ». La foule, d’abord méfiante, applaudit bientôt à tout rompre, d’autant plus que ça se termine par l’Internationale. « Quel brave homme ! » dit-elle, « quel candidat honnête ! Celui-là n’a certainement pas la chemise sale. Il sera mon député. » Et dans la coulisse Bertrand et Robert Macaire se congratulent, échangeant leurs chemises, puis ils vont retrouver un autre « honnête homme », le baron de Wormspire qui leur fait manger la bouillabaisse avec des princesses de théâtre. La suite, ce sera une bonne loi que présentera Robert Macaire, que Bertrand laissera voter sans rien dire, et qui permettra à Wormspire de retenir comme amendes le quart du salaire des serfs de ses usines et de ses bureaux. (Loi votée en février 1932 et contre laquelle la Confédération Générale du Travail a protesté).

« Il faut que dans nos besoins
Le peuple dîne un peu moins ».

chantent les « ventrus » de 1932 comme ceux de 1818 ; et si le brave électeur crie qu’il est volé par tous ces « honnêtes gens », Robert Macaire déchaîne ses « flics » contre lui pendant que Bertrand chante à la cantonade :

« Des dépenses de police
J’ai prouvé l’utilité. »

Léon Werth a constaté que, chez les politiciens, « rien ne s’est incarné… la politique en eux n’est pas chair et sang ». En effet, elle n’est que digestion. Werth a ajouté : « Ils se réunissent en des déjeuners corporatifs. Il y a une règle du jeu. Pas même au dessert — et pas plus qu’à la Chambre — on n’évoque la Homs Bagdad et la N’Goko Sangha. » C’est ce qui permet d’écrire, à l’usage des bonnes poires militantes du parti, des brochures furibondes contre les « Requins », pendant que les chefs déjeunent avec ces requins ! La brochure c’est « l’indéfectible affirmation marxiste » — sans rire, — les déjeuners, c’est « l’alliance républicaine ». La veille des élections, on se souvient qu’il y a des révoqués de 1920 qu’il faudrait faire réintégrer par les Compagnies de chemins de fer. Tous les partis jurent d’exiger cette réintégration. Le lendemain des élections, tous l’oublient. On en reparlera aux prochaines élections, et on en reparlera encore quand les derniers révoqués seront morts. C’est ainsi que les politiciens donnent la lune à leurs électeurs, comme disait le père Peinard.

Terminons en constatant que c’est à la Guerre — « régénératrice », selon M. Bourget — de 1914, que l’on doit, avec le naufrage définitif de la démocratie dans l’ochlocratie, le débordement de boue politicienne de l’heure. C’est elle qui a amené l’avènement à la politique de la bande à Thénardier échappée à ses bouges, ses ghettos, ses maquis, pour la curée des centaines de Waterloo de la « Victoire » dans le monde entier. Thénardier disait, aux temps calamiteux de la rue Blomet : « Oh ! je mangerais le monde ! » Il est en train de le manger et, avec lui, sortis comme des rats des égouts électoraux, toute la troupe des Babet, Gueulemer, Claquesous, Montparnasse, Demiliard, Mardisoir, Barrecarrosse, Poussagrive, Carmagnolet, Poussedentelle, et tous les autres dont V. Hugo a conté la vermineuse épopée. Ils s’épanouissent aujourd’hui dans des emplois de « faisans », de « gangsters », de « rufians », de « topazes », de « nervis », de « resquilleurs » politiciens, dans les assemblées politiques, dans les Conseils d’administration des sociétés industrielles et financières, dans la presse, dans tous les lieux où l’on a des invitations pour les « bons dîners » des ministres. Dans la domesticité opulente des Zaharof, des Déterling, des Rothschild, des Kreuger, des Ford, des Bata et autres « Maîtres du Monde », Gueulemer est devenu Gueule-en-Or et Demiliard s’est métamorphosé en Deux-Milliards. Thénardier, promu président du Conseil, renouvelle l’Histoire des Treize avec son état major. Il y a bien, de temps en temps, quelque accrochage. Un copain fait le plongeon pour avoir signé trop de chèques sans provision ; d’autres s’effondrent dans des aventures de Gazette du Franc ; la prison de la Santé devient trop petite pour hospitaliser tous les compères, plus truffés les uns que les autres de « Légion d’honneur », qui ont « protégé » l’épargne publique en la faisant passer dans leurs poches. Mais ces choses arrivent même aux grands patrons, aux Kreuger par exemple, qui finissent par le suicide. On a l’habitude ; ce sont les risques du métier et ils sont moins graves depuis que les caresses de la « Veuve » ne sont plus que pour les pauvres « cavés », les anormaux primaires et les vagabonds. Dieu merci ! Il n’y a plus de rois pour faire accrocher les Semblançay à la potence, et de sans-culottes pour reprendre aux antiquailles les piques de Foulon et de Berthier.

La Ligue des Droits de l’Homme perdra son temps si elle veut guérir le parlementarisme de la lèpre politicienne qui le ronge aujourd’hui jusqu’à l’os. Ils finiront ensemble, avec le régime d’imposture démocratique qui les a engendrés. — Édouard Rothen.


POPULATION Ensemble des habitants d’une agglomération, d’une contrée, de la terre. Même si l’on ne