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PAT
1979

de moins en moins. Des alliances et des unions se font. Par elles, l’agrégation des petits États en de grands s’accomplit, et aussi par conquêtes.

« Une nouvelle patrie est née. Elle est plus grande superficiellement que toutes les précédentes ; elle contient plus d’individus que toutes les précédentes. La solidarité embrasse un plus grand nombre d’êtres, mais elle est moins intense. Tous les hommes de cette patrie n’ayant pas de rapports quotidiens entre eux, ne vivant pas en un même lieu, ne se connaissent point, ne se sentent point exactement semblables entre eux, bien que les différenciations se soient considérablement atténuées. Le lien de solidarité existe, mais, embrassant plus d’êtres, il est plus lâche.

« Nous en sommes actuellement à ce stade de l’évolution et déjà se dessine vigoureusement le processus qui conduira l’humanité à l’internationalité ou union des nations et ensuite vers un état tendant sans cesse à l’uniformité entre tous les humains. Actuellement, en nos grandes patries, tout tend à l’internationalité, c’est-à-dire à la solidarité entre les nations, à l’amour des hommes, quels que soient leur lieu de naissance, leurs mœurs. »

Un seul complément à ces lignes : à l’heure présente, le soi-disant lien de solidarité sociale n’existe pas entre tous les hommes d’une même « patrie ». Le prolétaire conscient nie les patries. Il ne se sent solidaire que de ses frères de misère, sur le plan international. Nous verrons cela plus loin.

La patrie dans l’antiquité. — Pour la société antique, la patrie était un tout sacré, une réalité vivante, hors de laquelle il n’y avait pas de bonheur possible. « On aimait la patrie parce qu’on en aimait les dieux protecteurs, parce que chez elle On trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, des hymnes, et parce que, hors d’elle on n’avait plus de dieux ni de culte. » La famille constituait la base de cette société ; la famille avec son autel pour les vivants, son tombeau pour les ancêtres, le champ qu’elle possédait et fécondait, ses dieux domestiques. La famille antique était « une association religieuse plus encore qu’une association de nature ».

Le mot patrie : terra patria résumait tout cela.

« La patrie de chaque homme était la part de soi que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était l’enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la patrie », disaient les Grecs. Ce n’était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l’homme, car il était habité par ses dieux. État, Cité, Patrie, ces mots n’étaient pas une abstraction, comme chez les modernes, ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l’âme. » (Fustel de Coulanges).

L’homme prisonnier de la famille, prisonnier de ses dieux, dans le droit antique, ne croyait pas la vie digne d’être vécue en dehors de la patrie. Citons encore le même auteur pour montrer comment l’individu était enchaîné : « Tout ce que l’homme pouvait avoir de plus cher se confondait avec la patrie. En elle, il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout, Il était presque impossible que l’Intérêt privé fût en désaccord avec l’intérêt public. Platon dit : « C’est la Patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. » Et Sophocle : « C’est la patrie qui nous conserve. »

Une telle patrie n’est pas seulement pour l’homme un domicile. Qu’il quitte ces saintes murailles, qu’il franchisse les limites sacrées du territoire, il ne trouve plus pour lui ni religion, ni lien social d’aucune espèce.

Partout ailleurs que dans sa patrie, il est en dehors de la vie régulière et du droit, partout ailleurs il est sans dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d’homme et ses devoirs. Il ne peut être homme que là.

La patrie tient l’homme attaché par un lien sacré. Il faut l’aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu : « Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. Il faut l’aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse, Il faut l’aimer dans ses bienfaits et l’aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l’aimer. Il faut l’aimer comme Abraham aimait son dieu, jusqu’à lui sacrifier son fils, Il faut savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un homme ou par point d’honneur, mais à la patrie il doit sa vie. Car, si la patrie est attaquée, c’est sa religion qu’on attaque. Il combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis ; car, si l’ennemi s’empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L’amour de la patrie, c’est la piété des anciens. » Rien d’étonnant, après cela, que l’exil soit la plus terrible des punitions. Les anciens l’appelaient en effet une peine capitale. Ils n’imaginaient pas de châtiment plus cruel. « L’exilé, en laissant sa patrie derrière lut, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le consoler et le protéger ; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui. Or, la religion était la source d’où découlaient les droits civils et politiques. L’exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il devait éteindre son foyer. Il n’avait plus le droit de propriété ; sa terre et tous ses biens étaient confisqués au profit des dieux ou de l’État. N’ayant plus de culte, il n’avait plus de famille. Il cessait d’être époux et père, ses fils n’étaient plus en sa puissance ; sa femme n’était plus sa femme, et elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Il faut ajouter que les droits à l’héritage disparaissaient aussi. Par intérêt donc, au moins autant que par devoir, l’homme était obligé de placer la patrie au-dessus de sa vie même.

Et puis, la terre tourna… Il en fut alors ce qu’il en a toujours été : ce qui semblait immuablement fixe ne se trouvait être qu’un moment de l’évolution. Des changements sociaux et politiques amenèrent de nouvelles manières de penser. Les antiques croyances étaient périmées ; le patriotisme changea de nature. Les dieux passant au second plan, on aima la patrie « seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la sécurité qu’elle accordait à ses membres ». Cette cassure entre la religion et la patrie enleva à l’antique amour rd la patrie ce qu’il avait de rigide et de dur. Une phraséologie semblable à certaine que nous sommes accoutumés de subir de nos jours eut cours alors, et l’on entendit des paroles comme celles que Thucydide met dans la bouche de Périclès, exposant qu’elles sont les raisons qui font aimer Athènes, c’est que cette ville « veut que tous soient égaux devant la loi » ; c’est « qu’elle donne aux hommes la liberté et ouvre à tous la voie des honneurs ; c’est qu’elle maintient l’ordre public, assure aux magistrats l’autorité, protège les faibles, donne à tous des spectacles et des fêtes qui sont l’éducation de l’âme ». Et l’orateur termine en disant ; « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se laisser ravir cette patrie ; voilà pourquoi ceux qui survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. »

Lois, institutions, liberté, honneur… affaire d'appré-