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soutenue par les préfets et les maires, par les fonds secrets distribués à la presse dont l’indépendance démocratique est à plat ventre devant les distributeurs de sportule. Il y a cent ans, les gouvernants envoyaient aux préfets, à l’usage des fonctionnaires, des circulaires comme celle-ci du 17 décembre 1828 :

« Sa Majesté désire que la plupart des membres de la Chambre qui a terminé ses travaux soient réélus.

« Les présidents de collèges sont les candidats.

« Tous les fonctionnaires doivent au roi le concours de leurs démarches et de leurs efforts.

« S’ils sont électeurs, ils doivent voter selon la pensée de Sa Majesté, indiquée par le choix des présidents, et faire voter de même tous les électeurs sur lesquels ils peuvent avoir de l’influence.

« S’ils ne sont pas électeurs, ils doivent, par des démarches faites avec discrétion et persévérance, chercher à déterminer les électeurs qu’ils peuvent connaître à donner leurs suffrages au président. Agir autrement ou même rester inactif, c’est refuser au gouvernement la coopération qu’on lui doit ; c’est se séparer de lui et renoncer à ses fonctions.

« Présentez ces réflexions à vos subordonnés, etc. etc. »

Aujourd’hui, les circulaires sont plus discrètes, les menaces et les sanctions plus déguisées contre les insoumis ; mais les gouvernants perdent toute discrétion, soutenant ouvertement de leurs discours, et des journaux, les candidats de leur majorité. Avec une impudence déconcertante ils battent la grosse caisse électorale comme des charlatans et poursuivent les gens jusque dans leur lit avec la T. S. F. C’est dans ces conditions que s’exerce la « souveraineté du peuple » souverainement mystifié.

Le « suffrage universel » n’est pas une moindre mystification, corollaire de la précédente en ce qui concerne le nombre, la qualité des électeurs et le compte que l’on tient de leur volonté. Qui dit « universel » dit « général, qui s’étend à tout ». Le suffrage dit « universel » devrait être celui de tous. Il commence par exclure tous ceux qui, ayant moins de vingt-et-un ans et n’étant pas encore passés par la caserne, ne sont pas suffisamment abrutis socialement pour faire de « bons électeurs ». Il exclue aussi les femmes, du moins en France. Il est de vérité élémentaire que si les femmes ne doivent pas faire de meilleurs électeurs que les hommes, elles ne peuvent en faire de pires. Au pays « le plus spirituel du monde », la femme est reine de tout ce qu’elle veut, tout autant qu’elle se prostitue ; mais une Séverine ou une Mme Curie est inférieure au premier ivrogne venu devant le « suffrage universel ». Il a fallu soixante ans à la République pour qu’elle se décidât à accorder le droit de vote aux « gens de maison » ! Il reste encore toutes sortes de « mineurs » d’autres espèces : étrangers, militaires, prisonniers, etc., ce qui exclue du « peuple souverain » environ les trois-quarts de la population. Il y a de plus à tenir compote des « abstentionnistes » qui refusent de voter pour une raison quelconque, et enfin, de ce que la majorité dont les suffrages l’emportent n’est pas l’unanimité des votants. Ainsi, sauf quelques écarts de chiffres qui ne changent rien à cette constatation générale, la statistique est à chaque élection ce qu’elle a été en 1928 :

Électeurs inscrits : 11.395.000. Votants : 9.350.000

Suffrages représentés par les candidats élus : 4.800.000

Il en résulte que, dans un pays de 40 millions d’habitants, la majorité de ce qu’on appelle le « suffrage universel » est représentée par 4.800.000 électeurs, pas même le huitième de la population ! Nous ne tenons pas compte des élections aux colonies où il arrive, sans doute sous l’effet du soleil, que 10.000 votants donnent 15.000 voix à un élu !…

Tout au moins, le nombre des députés de chaque parti

est-il proportionnel au nombre de voix recueillies par chacun ? Qu’on en juge par ces chiffres qui sont encore de 1928 :

Conservateurs et Républicains quelconques : 2.700.000 voix 265 élus

Radicaux et socialistes divers : 3.500.000 — 220 —

Socialistes S.F.I.O : 1.700.000 — 99 —

Communistes : 1.200.000 — 14 —

Si la proportion obtenue par les conservateurs et républicains quelconques avait été observée pour les autres partis, les radicaux auraient dû avoir 343 élus, les socialistes S.F.I.O. 166 et les communistes 114. La « droite » a eu 350 députés pour moins de quatre millions de suffrages ; la « gauche » n’en a eu que 250 pour plus de cinq millions. Voilà le fonctionnement de cette double mystification : « souveraineté du peuple » et « suffrage universel ». Le peuple peut voter à « gauche », tant qu’il lui plaira ; le gouvernement est toujours à « droite », sous peine de se supprimer lui-même.

Au moment où nous écrivons, les élections législatives de mai 1932 viennent d’avoir lieu. Il n’est aucun parti pour qui les 1er et 8 mai n’aient été de « belles journées », même pour les « conservateurs » qui auraient eu, paraît-il, zéro élu ! Car cela ne prouve rien, pas plus que la « majorité républicaine » qui s’est, dit-on, affirmée… une fois de plus ! C’est toujours la majorité républicaine qui s’affirme à chaque élection. En 1928, elle s’était tellement affirmée que L’Œuvre avait demandé ironiquement que quelques-uns de ses membres voulussent bien se dévouer pour former une opposition. On a vu comment cette demande a été satisfaite, grâce à la « bonne humeur » de M. Tardieu succédant à la « pénitence » poincaresque. Comment croire qu’il en sera différemment cette fois-ci ? Comment ne pas être certain qu’il en sera de même ? Avec un zèle suspect, des journaux qui célébrèrent le régime de la « bonne humeur » écrivent aujourd’hui sur M. Tardieu : « On frémit à la pensée qu’un homme si léger a tenu en ses mains le destin du pays et qu’il sévit encore pour quelques jours. » Mais qu’il arrive, d’ici quelque temps, à gagner à sa cause la majorité qu’on lui oppose aujourd’hui, et cet homme « si léger » redeviendra le seul ayant assez de prestige pour sauver le pays. Les Argus de la Bourse ne s’y trompent pas qui disent à leurs lecteurs financiers : « Pas d’aveugles présomptions… Pas de craintes injustifiées. » Et ils ne conseillent nullement, comme dans les véritables crises politiques, l’exportation patriotique des capitaux à l’étranger. Ils savent bien que ce n’est pas encore cette fois qu’on « prendra l’argent là où il est », malgré la « victoire des rouges » !… Au lendemain des élections, on a vu ceci : l’Église catholique faisant de pompeuses funérailles religieuses à M. Doumer, président de la République laïque, qui était né protestant et avait été libre-penseur toute sa vie ! Un tel exemple du confusionnisme du temps, établi sur la corruption politique et l’avarie des consciences politiciennes, n’est-il pas fait pour donner confiance à tous les partis et à toutes leurs girouettes, si habiles à tourner de l’un à l’autre, à ne courir jamais qu’au secours de la victoire, à « braver les tyrans abattus et à se mettre aux gages des autres » ?…

Seul, le « peuple souverain » ne trouve jamais son compte à cette politique. Comment le trouverait-il dans l’ignorance absolue où il est tenu de ses véritables besoins individuels et collectifs ? Comment ferait-il pour voir clair et se guider dans le labyrinthe des intrigues et des tripotages internationaux et nationaux où la confusion est semée à plaisir par tous les pêcheurs en eau trouble de la politique ? Comment peut-il savoir pourquoi le Béloutchistan, par exemple, est aujourd’hui