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alors éviter à tout prix des élections populaires en 1852. Elle fit voter la loi du 31 mai 1850 portant à trois ans la résidence qui n’était que de six mois pour l’électeur. Trois millions de ceux que M. Thiers appelait « la vile multitude » furent ainsi exclus du « peuple souverain ». Cela ne suffit pas. Il fallait un « sauveur » pour en finir avec les « hordes de barbares prêts à se ruer sur les familles et sur les propriétés ». Pour cette tâche, le président qui avait juré sur son « honneur » de respecter la Constitution mit son « honneur » à la violer. C’est ainsi qu’après divers événements : manifestation impérialiste de l’armée à la revue de Satory (10 octobre 1850), destitution des généraux Neumayer et Changarnier, trop républicains, appel de Bonaparte au Coup d’État (discours de Dijon, mai 1851), manifestations de la Société du Dix Décembre dont les malabars inculquaient à coups de matraque le goût du bonapartisme aux citoyens, brochures du royaliste Romieu réclamant l’écrasement par le « soldat », par le « sabre », par la « force » de « la foule, cette bête cruelle et stupide », on arriva au 2 décembre 1851, à ses massacres et à ses déportations. Si le député Baudin mourut sur une barricade, si quelques autres parlementaires furent emprisonnés et proscrits, le plus grand nombre s’inclina devant le Coup d’État et, malgré les 100.000 arrestations et les 15.000 déportations qui suivirent, le « peuple souverain » à qui le Bonaparte avait rendu le « suffrage universel » pour la circonstance, eut la lâcheté de se prononcer pour l’Empire par 7.500.000 oui contre 640.000 non et environ 1.500.000 abstentions. Les « pauvres » ne sortirent de leur silence que pour river à leur cou le boulet impérial qu’ils traîneraient pendant dix-huit ans.

Si nous nous sommes étendus sur ces faits historiques, c’est qu’ils montrent, dès le commencement du parlementarisme, son impuissance contre les dictatures de « l’Ordre », sournoises ou avouées. Et cela n’a pas changé depuis, malgré l’expérience qui aurait dû, semble-t-il, servir au « peuple souverain ». Quand l’Empire fut emporté dans la boue de la défaite et que les fusilleurs des Communards s’occupèrent de fonder une nouvelle République, ils faillirent rétablir une royauté, ce qui n’avait aucune importance aux yeux des dirigeants. Ce qui en avait une, c’était de raffermir la puissance bourgeoise par la soumission ouvrière au capitalisme. Les sévères censeurs de l’Empire, les radicaux de 1869, donnèrent tous les apaisements (voir Opportunisme), et tous les partis les ont donnés depuis. La politique opportuniste, qui demeurera la formule de la IIIe République, a poussé les rouges vers les blancs et les blancs vers les rouges, pour se confondre de plus en plus dans le marais conservateur où se font les « bons dînés » ministériels. « Ni réaction, ni révolution », a été le principe républicain auquel les socialistes eux-mêmes se sont ralliés.

Avant qu’il devînt un « grand parlementaire », Jules Ferry disait : « le régime parlementaire, soit dans une république, soit dans une monarchie, n’a que le choix entre deux genres de mort, la putréfaction comme sous Louis-Philippe, ou l’embuscade comme sous Napoléon III. » Avant qu’il devînt ministre et président de la République, M. Millerand déclarait : « Quelle humiliation ! Quelle honte ! La France est une démocratie, elle le croit du moins. Elle a l’illusion de diriger elle-même ses propres affaires. Pur décor ! Les ministres ne sont que les commis chargés d’exécuter les ordres des grands financiers. Pantins dont la Haute Banque tire les ficelles. » Le comédien Got, type du « français moyen », qui avait déploré, après le 2 décembre 1851, « la plate impudence et le mépris d’elle-même avec lesquels ce qu’on appelle l’opinion publique accepte les coups de force bien menés », disait du parlementarisme : « Je reste convaincu que le parlementarisme, comme le suffrage universel, malgré toutes les apparences de la justice et de la raison, est constamment

détourné de son but par l’intrigue et les dessous de la politique, et demeure une duperie et un escamotage perpétuel. » Le parlementarisme s’est de plus en plus corrompu, avec la politique appelée républicaine, dans les aventures du Panama, du boulangisme, du mélinisme, de l’affaire Dreyfus, pour aboutir, après la guerre de 1914, à la mainmise absolue de la finance représentée par tous les politiciens véreux qui agissent pour elle et qui dominent la situation. La Ligue des Droits de l’Homme, dont les intentions nous paraissent certainement pures ; malgré l’impuissance où la réduisent trop d’éléments politiciens qui vicient et paralysent son action, voudrait lutter contre la corruption politique et « sauver le parlement républicain » (H. Gernut, Cahiers des Droits de l’Homme, 30 septembre 1931), Il faudrait pour cela que le peuple possédât et sût exercer une autre souveraineté que celle de son esclavage. Le parlementarisme a signé le procès-verbal de sa définitive carence le 2 août 1914, lorsqu’on a décrété sans le consulter, et qu’il a approuvé après, « la mobilisation qui n’était pas la guerre » !

Le socialisme, parti de lutte de classe et d’émancipation prolétarienne, dont Karl Marx avait déjà dénoncé la déviation « social-démocrate », a passé à son tour le Rubicon, lorsque ses parlementaires et les fonctionnaires syndicaux ont livré l’Internationale Ouvrière à l’ordre bourgeois, capitaliste, militariste et policier en 1914. À la suite du Panama, Guesde et Lafargue écrivaient le 22 janvier 1893, au nom du parti ouvrier français : « Pour en finir avec les flibusteries financières, il faut en finir avec l’exploitation patronale. C’est une transformation sociale qui s’impose. Et cette transformation appelée à faire disparaître, avec la féodalité industrielle, terrienne et bancaire, le parasitisme dont le panamisme n’est qu’une des formes, qui donc pourrait l’accomplir, sinon la classe victime, depuis les travailleurs des villes et des champs, déjà dépossédés et réduits à l’état de salariés, jusqu’à la petite bourgeoisie encore industrieuse, qui voit son lendemain de plus en plus compromis dans les krachs, laissant derrière eux l’égalité de la misère pour chacun et l’insécurité pour tous ? » Or, durant la Grande Guerre, le parti socialiste et le syndicalisme avaient l’occasion de mettre fin, au nom de tous les prolétaires qui se battaient, à la féodalité industrielle, terrienne et bancaire, en faisant réaliser la « socialisation des moyens de production et d’échange » qui était à la base des aspirations socialistes et syndicalistes. Mais ils ont consommé la pire des trahisons à leurs principes en s’opposant à trois reprises différentes, comme l’a rappelé l’ancien député Jobert, à cette socialisation. Cette trahison majeure a entraîné toutes les autres. Aujourd’hui, le socialisme est impuissant, sinon complice, devant les flibusteries financières, et le syndicalisme, loin de travailler à la disparition du salariat qui est à la base de la charte ouvrière, « collaborationne » avec ceux qui exploitent les salariés. Le suffrage universel étant dans l’impossibilité d’apporter au socialisme, non seulement une unanimité, mais simplement une majorité assez forte pour imposer une réforme de l’état social, les socialistes avaient à choisir entre l’œuvre d’éducation qui donnerait au prolétariat la capacité qui lui manquait, et l’action révolutionnaire immédiate. Ils ont préféré s’engager dans l’impasse du parlementarisme qui ne laissait à leurs représentants que le choix entre l’enlisement fangeux où étaient tombés tous les autres partis, et une opposition stérile, toujours menacée des violences dictatoriales de la majorité. Les événements ont alors suivi leur cours ordinaire. Le parti socialiste est devenu un parti comme les autres, c’est-à-dire une coterie d’intérêts particuliers, le plus souvent dressée contre l’intérêt général et dont les formules blagologiques sont de plus en plus incapables de masquer la corruption.

Nous ne ferons pas l’histoire de la politique socialiste