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la physique sociale » (A. Lichtenberger), la démonstration historique et scientifique s’est faite irréfutablement de l’impossibilité absolue de co-existence de la propriété et de la liberté, de l’entente du capitalisme et du prolétariat, de la réalisation de la justice sociale dans la société bourgeoise. Il semble, dès lors, que si proudhoniens, bakouninistes et marxistes ne purent s’entendre, il y a soixante ans, socialistes et anarchistes, collectivistes, communistes, fédéralistes et individualistes, pourraient se mettre aujourd’hui d’accord, au moins pour une action minimum sur les principes fondamentaux qui leur sont communs. Mais il faudrait pour cela que les hommes fussent à la hauteur des principes, que les partis politiques ne fussent pas menés par des politiciens prêts à toutes les palinodies et que tant de vaniteux ne mettent pas leurs petites personnes au-dessus des idées.

C’est par la corruption parlementaire que la bourgeoisie a pu faire servir à ses intérêts toutes les idéologies depuis cent ans passés, et maintenir ainsi sa puissance. Le parlementarisme (voir ce mot) est l’ossature des démocraties modernes. Qui domine au parlement domine la démocratie. Il s’agit donc d’y dominer coûte que coûte, par tous les moyens. Avec des hommes habilement dressés, circonvenus, corrompus, on fait faire au Parlement tout ce qu’on veut, quelle que soit l’indication donnée par le « suffrage universel ». La bourgeoisie a trouvé ces hommes dans tous les partis d’opposition, même les plus révolutionnaires. Il a suffi qu’ils se laissent prendre dans l’engrenage parlementaire pour que leurs partis y passent tout entiers.

Le parlementarisme fut inauguré en France par la Charte de 1814, établie pour régler les rapports de la monarchie restaurée et du peuple devenu « souverain ». Chateaubriand l’a décrit dans sa Monarchie selon la Charte qui lui valut la disgrâce royale. A la Chambre des pairs, désignés par le roi, s’opposait une Chambre des députés élus, en principe, par le peuple. Mais le jeu du régime censitaire réduisait ce peuple aux électeurs payant au moins 300 francs d’impôts, c’est-à-dire aux grands propriétaires. Ainsi, dès sa première application, le parlementarisme se révéla comme une institution fallacieuse. Ce fut une aristocratie de l’argent qui représenta le « peuple souverain » sous la Restauration.

Quand la bourgeoisie moyenne eut fait la Révolution de 1830, le cens fut abaissé. A côté des élus de la grande propriété, prirent place ceux des boutiquiers et des fonctionnaires. Jérôme Paturot, marchand de bonnets de coton, fournisseur de Louis Philippe et de la garde nationale, devint député. Au libéralisme aristocratique de la droite, celui des Say, Cousin, Royer-Collard, Guizot, fut alors opposé le libéralisme démocratique de la gauche, celui des Manuel, P.-L. Courier, Carrel, Delessert. Tout en établissant sur des bases de plus en plus solides la féodalité financière qui lui assurerait les monopoles des grandes entreprises nationales, la bourgeoisie faisait de la démagogie. Elle se dressait furieusement contre Lamartine quand il dénonçait la trahison de l’intérêt général au profit de cette féodalité, mais elle chantait sa Marseillaise de la Paix, inaugurant ainsi dans sa double fourberie ce « bellipacisme » qui livrerait le monde aux marchands de canons. En même temps, par esprit « voltairien », elle soutenait le catholicisme libéral contre l’ultramontanisme et, influencée de plus en plus par ses petits bourgeois, les futurs radicaux qui font aujourd’hui le parti des « petites gens », elle préparait la liquidation définitive de la royauté dont elle n’avait plus besoin et qui commençait à lui coûter trop cher. Mais la peur du socialisme la retenait. Le 25 février 1848, elle fit le saut malgré elle, La République fut proclamée ; en même temps, le suffrage appelé « universel » fut accordé au peuple après une journée de barricades. L’expérience de la « souveraineté » du

peuple allait être de plus en plus déconcertante et tragique.

Le 23 avril 1848, le « peuple souverain » envoya, ou crut envoyer, à la Chambre des députés, ses « républicains » sur les 900 élus qui la composaient. L’Assemblée Constituante formée le 5 mai par ces prétendus « républicains » commença par faire massacrer ses électeurs cinquante jours après, quand ils se permirent de réclamer une République effective. Elle vota ensuite, le 4 novembre, une Constitution conservant toute l’organisation despotique établie par Bonaparte après le 18 brumaire, et notamment l’autorité absolue du Président de la République sur les fonctionnaires et sur l’armée. Elle prépara ainsi ce que Karl Marx a appelé : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Ce Bonaparte ne perdit pas son temps. Bien qu’il fût soutenu par un pacte occulte des bourgeois royalistes-catholiques et des aventuriers bonapartistes, le pauvre « peuple souverain » crut voir en lui l’homme qui le vengerait des journées de juin et il le nomma, au plébiscite, président de la République par cinq millions et demi de voix ! L’ancien « carbonaro » se hâta de faire envoyer en Italie une armée française pour soutenir le pape contre les républicains, et de créer le « parti de l’ordre » pour préparer, dans l’ombre maléfique des massacres populaires, les élections de mai 1849. Elles furent nettement anti-républicaines. On vota alors la loi Fulloux, en faveur de l’enseignement congréganiste (16 mars-31 mai 1850), et les lois sur la presse (27 juillet 1849–10 juillet 1850) qui tuèrent les petits journaux démocratiques et arrachèrent à Lamennais, dont le Peuple Constituant fut supprimé, ce cri douloureux : « Silence aux pauvres ! ». Suivirent des destitutions de fonctionnaires, des saisies de journaux, des procès de presse, des accusations de complots ou de sociétés secrètes, des arrestations et de longues détentions préventives arbitraires, l’état de siège dans plusieurs départements, des attentats à toutes les libertés, une campagne de mensonge et de haine inouïe contre les « rouges », tout cela soutenu par les prétendus libéraux qui s’appelaient Thiers, Molé, Barrot, Montalembert, Falloux, etc., et la majorité parlementaire des prétendus républicains.

Car ceux-ci étaient aussi corrompus que leurs prédécesseurs, les libéraux que Guizot et Thiers avaient fait abreuver de « pots de vin » par les « loups cerviers » de la finance, et que, avant ces derniers, les Ventrus des ministères de Villèle que Béranger avait montrés, revenant « gras et fleuris » dans leurs circonscriptions, en chantant :

« Quels dînés, quel dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Ah ! que j’ai fait de bons dînés ! »

Le parlementarisme avait immédiatement adopté la moralité et les méthodes de participation au pouvoir des anciens sans-culottes et conventionnels passés au service de l’Empire, puis de la Restauration. Ce n’était pas pour rien qu’un Guizot — comme un Tardieu aujourd’hui — « ne comprenait pas qu’on ne fût pas servilement ministériel quand il était ministre » (Dumont-Wilden). Il savait payer la servilité, et les premiers parlementaires n’avaient pas attendu d’être les élus du « suffrage universel » pour vendre au pouvoir ce qui leur servait de conscience. Ils étaient cependant des propriétaires. Ils n’avaient pas pâti, dès leur naissance, comme les anciens claque-patins sortis, disent-ils avec ostentation, des « plus basses assises du prolétariat », qui, quoique solidement engraissés depuis, gardent toute leur vie un « boyau de vide » à faire remplir par le plus offrant.

Malgré la décevante expérience parlementaire, les idées républicaines et particulièrement socialistes se développant, des élections partielles furent favorables à la République en 1849 et 1850. La bourgeoisie voulut