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l’aube de son règne ». (Dumont-Wilden : Benjamin Constant.) On ne reparlerait plus du libéralisme de B. Constant qu’en 1875, lorsqu’on fabriquerait ce qu’on appellerait la Constitution de la iii République. Dans l’intervalle, la bourgeoisie aurait eu le temps de s’immuniser contre toutes les entreprises révolutionnaires. Les Constituants de 1875, les mains encore rouges du sang des Communards et préparés aux palinodies « opportunistes », pourraient, sans courir grand risque, se donner des airs libéraux. « Les temps héroïques sont passés », dirait Gambetta lançant le coup de pied de l’âne aux morts de la Commune.

L’histoire du libéralisme, premier parti politique issu de la Révolution, devait être celle de tous les partis qui lui succèderaient. Elle a marqué la fin de l’idéologie directrice de la politique. Depuis, le fait social a dominé la théorie. Celle-ci n’a plus été viable que dans la mesure où elle a été la déduction vérifiée, contrôlée, du fait et a opposé à la métaphysique politique ce qui a été appelé le « matérialisme historique ». La science économique s’est substituée à la politique ; elle a rétabli le droit divin dans le droit capitaliste, l’esclavage populaire dans la servitude prolétarienne. Les Droits de l’Homme que la Ligue formée pour leur défense est devenue, aujourd’hui, incapable de défendre, la Liberté, l’Egalité, la Fraternité, ne sont plus que de la blagologie bourgeoise, comme le « Sermon sur la Montagne » et l’amour du prochain sont, depuis 1900 ans, de la blagologie religieuse. L’équivoque sentimentale de l’entente des classes, produite par les premières théories socialistes et que cherche à entretenir plus que jamais, aujourd’hui, la fourberie politicienne, a été balayée par la réalité toujours plus impitoyable et cruelle de la lutte des classes ; mais il a fallu toute l’évolution du socialisme pour arriver à cette constatation de fait, qui s’impose aujourd’hui contre le socialisme lui-même, passé au service de la bourgeoisie capitaliste, afin d’en atténuer les inévitables effets révolutionnaires. Malgré le bulletin de vote et le « collaborationnisme » socialo-syndicaliste, il est de plus en plus impossible que le loup et l’agneau paissent ensemble.

Le socialisme (voir ce mot), avait été de tout temps en instance dans les aspirations communistes-libertaires et confondu avec elles. La Révolution leur donna l’occasion de leurs premières manifestations politiques, notamment lors de l’élaboration de la Constitution de 1793. Tenue en échec par les Jacobins, cette Constitution ne fut jamais appliquée. Dès ce moment, ceux qui représentaient socialisme, communisme et anarchisme, depuis Marat jusqu’à Babeuf, furent les indésirables de la Révolution, les « enragés » plus détestés des Jacobins défenseurs de la propriété, que les royalistes. Après l’échec de la conspiration des « Égaux » et la mort de Babeuf, socialisme et communisme furent réduits, pour un demi-siècle, aux aspirations et aux manifestations vagues et contradictoires du fouriérisme et du saint-simonisme qui fournirent au romantisme les éléments d’un snobisme engoué de la littérature d’Eugène Sue et de George Sand. Mais le socialisme se précisa. Au début du siècle, dans ses Effets de la civilisation, l’anglais Charles Hall avait commencé à expliquer scientifiquement l’antagonisme du capital et du travail ; il avait pressenti ses conséquences : révolte inévitable, militarisation de l’État et dictature, guerres pour enrichir davantage les riches et faire s’entretuer les pauvres, etc. D’autre part, à la faveur de l’agitation créée dans toute l’Europe par la Révolution Française, les idées d’Owen et de ses disciples amenèrent les manifestations ouvrières anglaises, véritable révolution sociale qui fit dire à Karl Marx : « Pour la première fois, dans l’histoire, l’économie politique de la bourgeoisie avait été vaincue par l’économie politique de la classe ouvrière. » Mais cette victoire n’eut pas les conséquences sociales qu’on en pouvait espérer.

Du babouvisme, du fouriérisme, du saint-simonisme et des idées anglaises sortit le socialisme français. Pecqueur formula la théorie de la « socialisation » collectiviste. Cabet fit de son Icarie un État-Providence de tous les citoyens devenus fonctionnaires. Louis Blanc souligna la division existante entre la bourgeoisie et le véritable peuple qui était le prolétariat (voir Peuple), en disant : « J’entends par bourgeoisie l’ensemble des citoyens qui possèdent les instruments de production, ou capital, qui travaillent avec leurs propres outils et ne dépendent pas d’autrui. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui ne possèdent aucun capital et dont l’existence dépend entièrement d’autrui. » En conséquence, Louis Blanc réclama de l’État l’organisation du travail. Toutes ces théories opposaient un étatisme générateur de bonheur général, faisant participer, selon la formule de Sismondi, tous les citoyens « aux jouissances de la vie physique que la richesse représente », à l’étatisme bourgeois réservant ces jouissances pour une classe privilégiée et dominatrice. Mais leurs auteurs ne paraissaient pas apercevoir l’antinomie absolue qui existe entre le régime de la propriété et la liberté de tous les hommes. C’est ainsi qu’un socialisme, plein d’aspirations généreuses mais insuffisamment basé sur des données positives, et trop incertain sur ses moyens d’action, préparait, en collaboration plus ou moins cordiale et confiante avec le libéralisme républicain, les événements de 1848. La lutte s’organisait dans des sociétés secrètes. Des émeutes étaient provoquées. La « Société des Saisons », formée sous l’inspiration de Buonarroti, suscitait en 1839 une insurrection à la suite de laquelle Blanqui et Barbès étaient condamnés à mort. En marge du socialisme étatiste français, Proudhon formulait contre le régime de la propriété la théorie d’une société anarchiste basée sur l’entente des individus dans la liberté et l’égalité complètes. De cette dissidence sortirait la séparation du communisme libertaire du communisme étatiste, séparation que rendrait complète le marxisme, quand il aurait exprimé ses théories définitives sur la lutte des classes, aboutissant à la dictature du prolétariat.

Les progrès du socialisme apparurent à la bourgeoisie comme le « Mané, Thécel, Phares » de son horizon politique. Tant que le socialisme ne se manifesta que dans des formes littéraires, sollicitant sa philanthropie mais laissant le prolétariat sur son fumier, elle se donna des airs généreux et flirta avec cette idéologie sentimentale. Mais l’idylle tournant à l’orage, les affamés commençant à gronder, le socialisme les poussant à la révolte et annonçant une Internationale qui leur dirait : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », le « spectre rouge » vint troubler le sommeil du bourgeois. Celui-ci se fit alors plus féroce. (Voir Révoltes ouvrières.) Les journées de juin 1848 inaugurèrent les grandes représailles ; elles creusèrent le fossé entre les classes et commencèrent véritablement leur lutte.

La bourgeoisie comprenait que les massacres, dans lesquels, malgré tout, elle se couvrait d’infamie et se faisait honte à elle-même, suffiraient de moins en moins à arrêter la vague populaire, même lorsqu’elle recourrait aux « guerres mondiales » faisant dix millions de morts. Il serait plus sûr pour elle de s’annexer le socialisme comme elle s’annexerait successivement tous les partis républicains. C’est ainsi qu’elle put durer et qu’elle dure encore. Certes, les antagonismes théoriques entre les différentes écoles politiques ont favorisé les desseins bourgeois. De plus, le sentimentalisme vague dont se leurraient jadis les partis populaires ne leur permettait guère de soutenir énergiquement des droits qu’ils ne voyaient qu’en rêve, et qu’ils attendaient plus d’une Providence que de la volonté des hommes. Mais depuis que la politique est devenue « l’application de