Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
POL
2088

choquent sans cesse ». Il espérait bien que la Révolution se ferait au profit de l’encensoir.

Toute la politique du moyen âge fut dans la lutte entre l’Église et la royauté pour l’hégémonie, et dans celle des Communes pour l’émancipation. Politique essentiellement réaliste, qui n’avait aucune doctrine véritable. Le gouvernement était uniquement une question de force, malgré le prétendu adoucissement des mœurs apporté par le christianisme. Dol, spoliation, assassinat, étaient les plus clairs arguments royaux et ecclésiastiques et les pires turpitudes n’étaient pas toujours celles des rois. Église et royauté vivaient, en principe, sur le droit romain adopté par les Barbares. La conception d’un droit nouveau ne s’éveillait que confusément dans la lente montée de la pensée empêtrée de théologie et terrorisée par l’inquisition. Le conflit permanent entre l’Église et la royauté faisait toutefois réfléchir, et les premières aspirations d’esprit laïque et libertaire se formulaient, favorisées par le développement économique des communes, centres de l’esprit populaire. La découverte d’Aristote avait ouvert le champ aux querelles scolastiques, chacun faisant dire au philosophe antique ce qui lui plaisait. Il fut particulièrement cuisiné par Thomas d’Aquin, et l’œuvre de ce dernier est devenue si définitive pour la politique de l’Église qu’elle la ressuscite aujourd’hui dans le néo-thomisme. Entre tant d’élucubrations forgées pendant dix siècles pour servir la politique ecclésiastique, Aristote, tripatouillé par Thomas d’Aquin, est demeuré la plus sûre béquille de son imposture. On trouve tout ce que la politique peut rêver dans le thomisme ; tous les partis, même laïques, peuvent s’y rencontrer dans le plus touchant opportunisme et s’embrasser Ad majorem Dei gloriam.

A côté des ratiocinations angéliques n’aboutissant, en fin de compte, qu’à la soumission ou au bûcher, l’esprit populaire, aidé de la raison et de la science, jetait les premiers fondements de la politique démocratique bourgeoise, réaliste et nationale, dans les groupements d’intérêts économiques et de défense contre la guerre étrangère. Des théoriciens, pas toujours assez débarbouillés de mystique religieuse, mais pleins d’ardeur pour la liberté, répandaient l’esprit de révolte. (Voir Révoltes.) Dès le xive siècle, la bourgeoisie appuyait sa politique sur les États Généraux du pays. A ceux de 1357, elle contraignait la royauté à signer cette grande ordonnance qui, a dit Michelet, « était bien plus qu’une réforme. Elle changeait d’un coup le gouvernement. Elle mettait l’administration entre les mains des états, substituait la république à la monarchie. Elle donnait le gouvernement au peuple. » L’ordonnance de 1357 avait été, dit encore Michelet, « la charte législative et politique de la France ». Un demi-siècle après, une autre ordonnance, celle de 1413, fut son « code administratif ». La bourgeoisie ne se borna pas à apporter aux États Généraux un esprit révolutionnaire ; elle appuya ses revendications des deux premières révolutions parisiennes, celle dirigée par Etienne Marcel, en 1357, et celle des Cabochiens, en 1413. Malheureusement, elle n’eut pas, par la suite, la puissance de faire respecter ces ordonnances par la royauté ; mais sa politique ne serait pas plus audacieuse en 1789, quand, enrichie de plus d’expérience et de méthode, elle réussirait là où elle avait échoué quatre siècles avant. C’est au cours du xive siècle que fut sculptée, au fronton de la cathédrale de Chartres, la première figure de la Liberté : « liberté morale, sans doute, mais l’idée de la liberté politique s’y mêle et s’y ajoute peu à peu. » (Michelet.)

La politique bourgeoise n’avait échoué qu’en partie dans ses premiers buts trop populaires. La bourgeoisie n’était pas alors aussi séparée du peuple qu’aujourd’hui. Favorisée dans sa sécurité et ses avantages de classe par l’appui de la royauté, elle tourna insensiblement au conservatisme en attendant des temps meil-

leurs où elle serait plus forte. Encore agitée durant les guerres de religion, sa dernière manifestation bruyante fut à l’occasion de la Fronde où elle soutint le Parlement contre le roi. Ensuite, elle s’effaça humblement devant la royauté absolue qui ne convoqua plus les États Généraux dès le règne d’Henri IV et supprima les dernières libertés communales sous celui de Louis XIV. Ayant définitivement réduit la féodalité, dominant l’Église et s’appuyant sur la bourgeoisie, la royauté tendit de plus en plus à l’unification et à la centralisation étatistes où se satisfît la mégalomanie orgueilleuse et guerrière des Rois-Soleil. A côté, dans son état de sécurité, la politique bourgeoise s’échappa de plus en plus de la spéculation scolastique du moyen âge et de la pensée humaniste de la Renaissance pour s’établir sur le terrain des réalités économiques où elle triompherait. Elle avait vu favorablement l’avortement révolutionnaire de la Réforme, les tendances démocratiques populaires réduites à néant, les révoltes d’esprit communiste noyées dans le sang, et les conceptions des « utopistes » bornées à de la littérature. Elle tira sa méthode du « Grand Livre » de ses comptoirs et de ses boutiques, de ses « comptes-courants » chez ses banquiers, en attendant de puiser ses théories chez les Encyclopédistes.

Pendant que la bourgeoisie marquait le pas, en France, derrière le roi disant : « L’État, c’est moi ! », elle faisait sa première révolution victorieuse en Angleterre. Cent cinquante ans avant la Révolution Française, les Anglais tranchaient le col à la monarchie absolue, malgré les doctrines de Hobbes sur sa légitimité. Ils établissaient le parlementarisme et votaient le bill d’habeas corpus, dont on attend encore l’équivalent en France pour la défense de la liberté individuelle toujours livrée à un arbitraire quasi-féodal quoique démocratique. Durant tout le xviiie siècle, la bourgeoisie française s’instruisit à l’école des politiques anglais orientés vers le libéralisme et la démocratie. Locke fut le principal représentant de cette école. Son influence détermina en France la politique encyclopédiste qui le dépassa pour aboutir à la Révolution de 1789. La bourgeoisie victorieuse de la monarchie de droit divin se serait alors fort bien accommodée, comme les Encyclopédistes, d’un « despotisme éclairé », sous un « bon tyran ». Il fallut la résistance royale attachée aveuglément au despotisme absolu pour que, les idées républicaines l’emportant, la République fût proclamée en 1792 et que Louis XVI fût décapité. Mais la République, repoussant le fédéralisme pour faire la France « Une et indivisible », ne fit que transporter la Raison d’Etat de la royauté à la Nation. La bourgeoisie vit de plus en plus sa force dans l’étatisme. C’est pour le maintenir qu’elle favorisa la dictature napoléonienne. C’est pour le consolider que, disant avec Gambetta, en 1873 : « La France n’est que trop décentralisée », elle a fait la République opportuniste. C’est pour le sauver en se sauvant elle-même qu’elle est de plus en plus fasciste, mais qu’elle sera, demain, collectiviste, voire bolcheviste, s’il le faut, contre la liberté et l’anarchisme.

Après Napoléon, la politique bourgeoise concentra ses efforts pour l’établissement de la nouvelle féodalité de l’argent, et contre la montée de l’idéologie socialiste dont les buts tendraient de plus en plus vers un étatisme appelé « prolétarien ». Ce fut la lutte du capitalisme et du prolétariat. Toute la politique n’a pas eu, depuis, d’autre base ; mais le prolétariat, après cent ans d’efforts et après avoir fait l’expérience des théories les plus diverses, en est toujours à peu près au même point. Le fait économique est arrivé à s’imposer avec un réalisme si brutal et si angoissant, qu’il est devenu une menace même pour la bourgeoisie, bien qu’elle continue à le dominer. Ce n’est pas pour rien que la démocratie créée par elle a toujours, comme fondement, les principes juridiques du droit romain qui