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fondée. » On pourrait dire cela encore plus exactement pour la politique, car si la religion est l’art d’asservir les âmes, la politique est celui de soumettre l’individu tout entier. Les deux se complètent ; elles ont d’ailleurs la même origine dans la sorcellerie née de la crainte de l’inconnu et du désir de domination. Le principe de la politique est que les hommes ont délégué leurs pouvoirs à ceux qui les gouvernent. Les hommes n’ont rien délégué du tout ; la délégation est originelle comme ce pêché dont ils portent le poids sans l’avoir commis. En fait, le coquin s’est imposé à l’imbécile et l’a séduit en lui faisant croire qu’il avait reçu son pouvoir de lui. Aristote a constaté que « le moyen d’arriver à la tyrannie est de gagner la confiance de la foule. Le tyran commence toujours par être un démagogue. » L’antiquité appelée classique a été la grande école des tyrans-démagogues ; Athènes d’abord et surtout Rome. Mais le phénomène est constant ; il est de tous les gouvernements appelés démocratiques, et aujourd’hui comme dans l’antiquité. Un gouvernement quel qu’il soit ne peut pas ne pas passer de la liberté à la dictature sans attenter à sa propre autorité, c’est-à-dire se détruire lui-même. Tout gouvernement cherche à s’incruster dans le système qui l’a produit, à le conserver, et, pour cela, à renforcer l’autorité qui le défend contre le progrès social.

Aussi, toute politique, si avancée et si hardie qu’elle se présente, n’a de véritable caractère que dans l’opposition d’avant-garde. Le jour où elle parvient au pouvoir, elle devient conservatrice, sinon tyrannique et odieuse.

La politique s’imposa à l’individu, d’abord dans les rapports de famille et de classe. Le sorcier, devenu le prêtre, fut longtemps le chef, précédant dans la communauté réduite le conquérant qui forma les Etats. Le communisme, forme primitive des sociétés, fut remplacé par le régime de la propriété qui engendra la politique autoritaire, arbitraire et immorale du plus fort, du plus avantagé, dans la double forme de la théocratie et de l’autocratie. Celles-ci furent plus ou moins corrigées par l’aristocratie et la démocratie, établies sur la prédominance de ceux appelés les « meilleurs », mais dont les choix furent arbitraires. La monarchie, produit du choix aristocratique, s’imposa par la violence, sans admettre de discussion. La république, produit du choix démocratique, se constitua par la fourberie insinuante, se glissant dans la confiance de ses victimes en les flattant et les appelant « citoyens », jusqu’au jour où, solidement établie, elle put devenir dictature. Aristocratie et démocratie, civiles ou religieuses, ont été de tout temps les deux pôles de toute politique. Toutes deux sont basées sur l’exploitation de l’homme, aucune sur sa liberté. La première est plus brutale ; la seconde est plus hypocrite.

La vie communiste n’appartient qu’aux sociétés primitives. La multiplication de la population, la diversité et la concurrence des intérêts individuels, la suppriment plus ou moins vite. Aucune politique ne lui a permis jusqu’ici de se maintenir ou de se l’établir. Le gouvernement des sociétés antiques a été presque entièrement religieux et monarchique. Le brahmanisme a fait dominer dans l’Inde une théocratie abjecte par son mépris des castes inférieures et la condition à laquelle elle les a condamnées. Les empires assyriens et babyloniens, l’Egypte, puis la Palestine, eurent des gouvernements théocratiques et monarchiques plus ou moins atténués par des notions morales variables. Il faut excepter la Chine qui, dès les temps les plus anciens, donna l’exemple d’une démocratie dirigée par les « meilleurs », les plus instruits, choisis en principe par le peuple. La morale de Confucius avait inspiré en Chine la première forme d’un gouvernement venant mes hommes et non d’un dieu ou de ses délégués.

En Grèce, le caractère religieux de la politique se

mélangea d’une philosophie de plus en plus humaine, au point que ce pays fut le berceau de la pensée libertaire la plus hardie qui fut jamais. La philosophie grecque a fourni, depuis 2.000 ans, à la politique, toutes les théories qu’elle a pu échafauder. Les plus conservateurs et les plus révolutionnaires, les plus utopistes et les plus réalistes des penseurs n’ont fait que renouveler la philosophie antique et la politique qui en est sortie. « La politique est une science incertaine qui n’a pas fait de progrès depuis Aristote. » a écrit A. France. Elle n’en avait fait guère plus avant, depuis Confucius chez qui on trouve tant de notions du respect humain qui sont encore à mettre en pratique aujourd’hui. Opposés aux sophistes partisans du droit du plus fort, Socrate et son disciple Platon, puis Aristote, élève infidèle de Platon, établirent les fondements de la politique, science et art du gouvernement. Communisme des citoyens et soumission absolue aux lois de l’État souverain, furent la théorie de Platon. Respect de la propriété individuelle et de la personne humaine, dans l’État « association d’êtres égaux recherchant une commune existence heureuse et facile », fut celle d’Aristote. Mais Platon et Aristote ne considéraient que les droits du citoyen dans la cité ; ils faisaient de celle-ci une organisation aristocratique où dominaient les guerriers et les juges sur les travailleurs esclaves. Diogène et Épicure mirent l’homme au-dessus du citoyen, l’humanité au-dessus de l’État. Les stoïciens, rejoignant Confucius défenseur des droits de l’homme contre les dieux, revendiquèrent la liberté et l’égalité pour tous les hommes et mirent les droits et les institutions naturels audessus de ceux de l’État.

La République Romaine s’inspira des stoïciens en commandant de servir la vertu plutôt que l’État. Les Gracques voulurent mettre en pratique ces prescriptions ; Cicéron et Sénèque les enseignèrent. Mais le peuple fit périr les Gracques en maudissant leur nom, et les tyrans-démagogues assassinèrent Cicéron et Sénèque comme ils avaient, à Athènes, fait mourir Socrate et poussé au suicide Démosthène ne voulant pas survivre à la liberté. Les quelques principes généreux qui éclairent d’un peu d’humanité le Digeste, recueil de doctrine du droit romain, ont été puisés par Ulpien chez les stoïciens.

Le Christianisme fut d’abord un agent d’émancipation de l’individu contre la tutelle de l’État. Il le mit en état d’insurrection morale, mais en même temps de soumission temporelle plus complète. « Rends à César ce qui appartient à César », lui dit-il. Il ajouta : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir », et il compléta en disant : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. »

Il remettait ainsi la justice à la discrétion des cieux. Il établissait un deuxième pouvoir à côté de celui de l’État, pouvoir encore plus orgueilleux et plus despotique que l’Église exercerait, au nom de Dieu, en l’érigeant d’abord en égal, puis en supérieur, toujours en rival de l’Etat, pour absorber ou tout au moins dominer son gouvernement. Dès le iiie siècle, l’Église exerçait ses violences contre le peuple. Au ve, elle réussissait à tenir en échec les empereurs et réclamait leur soumission, ses imposteurs déclarant, pour en faire un dogme, que Dieu les avait établis au-dessus de tous les princes et de tous les hommes. Elle n’a pas cessé d’être un agent de division de l’État, mais en même temps elle a été, par ses doctrines de résignation et d’obéissance perinde ac cadaver, la puissance d’asservissement la plus implacable qui ait jamais existé et la plus sûre collaboratrice de l’État dominateur quand celui-ci a été d’accord avec elle. C’est pourquoi, chassée par la porte, l’armée noire revient toujours par la fenêtre. En 1763, un abbé Labbat, prêchant à Saint-Eustache, disait : « Tôt ou tard, la Révolution éclatera dans un royaume où le sceptre et l’encensoir s’entre-