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POE
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reprend le fouet de la satire qui appartiendra, sans contestation, à Juvénal, plus brutal, plus mordant, plus audacieux qu’Horace. Quant à la poésie tragique, elle a son représentant dans le médiocre Sénèque. Et c’est la fin. Les Barbares envahissent l’Empire. La Décadence s’impose. Le Monde occidental est bouleversé.

Nous entrons dans la fameuse nuit du Moyen Age. Tout est à recommencer. Nous voici, de nouveau, en présence d’un peuple enfant, qui balbutiera sa poésie, tâtonnera, créera, jusqu’au jour où, après les guerres d’Italie, et ce qu’on a appelé la Renaissance, les Grecs et les Latins s’installeront despotiquement chez nous.

Le Moyen Age, c’est un recommencement. Les guerriers du Nord se sont abattus sur la Gaule, dont les indigènes — les Celtes — ne sont, eux-mêmes, que les descendants d’autres envahisseurs. On ignore la Grèce. On ne sait pas Rome. Tout est à refaire, parmi les combats. La poésie fleurit, instinctivement. Elle débute, comme autrefois, par le chant. On va chanter les gestes (du latin : gesta, actions, prouesses), des héros. C’est le siècle de l’épopée. Ici, deux théories : 1o les peuples jeunes s’adonnent à la cantilène (ou chanson) que les soldats répètent à l’envie (voyez, à notre époque, la Madelon, cantilène). Puis, avec les jongleurs, successeurs des aèdes, les cantilènes se développent, touchent au lyrisme et à l’épopée ; 2o d’après Joseph Bédier, les chansons de geste sont composées par des clercs et récitées, ensuite, par les jongleurs. Cette querelle n’a pas grande importance. Ce qu’il faut voir, c’est qu’à l’origine de la poésie française, on chante. Et l’on chante les gestes, les exploits des héros. L’assonance suffit. La rime n’interviendra que par la suite. Les vers sont décasyllabiques et groupés en laisses ou couplets. Le jongleur s’en va, de château en château, avec sa vielle et ses petits manuscrits. Et les féodaux écoutent. Le jongleur chante pour eux.

Aucun emprunt aux Grecs ou aux Latins. Les premiers poètes puisent dans leur propre fond. Ils disent l’héroïsme des paladins, puis des croisés. C’est ainsi que voient le jour toute une série de poèmes épiques : Berthe aux grands pieds, Huon de Bordeaux, la Chanson de Roland, Oger le Danois, les Quatre fils Aymon, etc., etc. En même temps se développe le fabliau, qui est une manière de satire et dont un recueil, rédigé au xie siècle, le Romulus de Marie de France, nous a été légué. Mais pour bien suivre le développement de la poésie au Moyen Age, il faut tenir compte des conditions sociales, des invasions, des luttes entre féodaux, etc… C’est ainsi que la poésie épique comprend trois cycles : celui de Charlemagne, celui de Guillaume d’Orange, celui de Don de Mayence. Il ne s’agit que de gestes des chevaliers chrétiens en lutte contre le Sarrazin. Une des plus populaires de ces chansons de gestes, c’est celle qui nous est parvenue sous le titre : Les Quatre fils Aymon. D’autre part, la poésie allégorique donne naissance au fameux Roman de la Rose (de Guillaume de Lorris et Jean de Meug), et les fabliaux ou ysopets (d’Ésope) aboutissent au Roman de Renart et à Rutebœuf, un des premiers poètes satiriques et l’ancêtre de Villon.

Deux langues, d’ailleurs, s’affrontent. Les troubadours triomphent dans le Midi ; les trouvères dans le Nord. Mais la poésie provençale, avec ses « saluts d’amour », ses ballades, ses « chansons courtoises » exerce une grande influence sur l’évolution du lyrisme en France.

Nous voici au xive siècle, avec Eustache Deschamps qui compose sa ballade sur le Trépas de Bertrand-Du-Guesclin et un certain nombre de poèmes satiriques…

Nous ne ferons que mentionner Villon, dont nous étudions l’œuvre et la vie (voir Villon, dans une autre partie de cet ouvrage). Et c’est la Renaissance avec Ronsard, la pléiade, tout un immense effort de renouvellement (voir article : Renaissance).

Cela nous mène jusqu’à Malherbe, parmi bien des résistances. Mathurin Regnier, notamment, attaque le premier des classiques avec vigueur. Mais c’est Malherbe qui a raison de réagir contre l’imitation des anciens et d’imposer la langue de son temps. Il commande la clarté, la logique, l’harmonie des vers. Mais il aboutit à une certaine sécheresse qui contraste avec la verve du satirique Mathurin Regnier, son adversaire, héritier de Villon et de Clément Marot. Son autorité devient telle qu’il écrase d’excellents poètes : le lyrique Théophile de Viau, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac… Il sera suivi par les maîtres du xviie siècle et Boileau s’écriera : Enfin, Malherbe vint !…

Ce xviie siècle, on le dit ici, sans la moindre velléité de polémique littéraire, fut plutôt odieux. Si on excepte Corneille (qui fut un romantique jeté dans le carcan classique et qui, deux siècles plus tard, aurait peut-être écrit Ruy-Blas), les copieurs qui ont nom Racine, La Fontaine, Boileau, Molière n’ont rien apporté que ce qu’ils ont pris aux autres. Ils utilisaient les Grecs et les Latins, mais ils n’ignoraient pas le Moyen Age et la Renaissance. Ils ont bénéficié de ce fait que la langue s’est à peu près fixée sous Louis XIV (Malherbe ayant mis la poésie en cage). Ils travaillaient sur du vieux, rapetassaient ; ils puisaient partout. Le grand siècle est le siècle de la stérilité et du plagiat. La poésie est morte ; tout lyrisme est éteint, toute fantaisie absente. L’ennui règne. Molière pille ses devanciers et ses voisins. La Fontaine transpose et son inspiration manque de poumons. Boileau, pion accablant, prend son bien où il le trouve, même chez ceux qu’il fustige. Seul, Racine, par la peinture des passions (mais des passions frigorifiées dans le moule de l’alexandrin) peut prétendre à l’invention. Ce qui manque le plus au xviie, c’est l’originalité. Le Moyen Age est confus, barbaresque, énorme, ridicule et puéril. La Renaissance innove. Malherbe réglemente comme un préposé aux douanes poétiques. Les « grands génies » qui tournent autour du Roi Soleil, cette image de la solennité morne et pesante, écrivent, riment, officiellement, sur de vieux canevas (à quelques exceptions près) et des thèmes rabâchés.

On le verra avec les successeurs, quand tous les sujets seront épuisés et qu’un Voltaire, en dépit de son génie, devra ramasser les miettes des grands maîtres, passer de Brutus à Zaïre et à Mérope. Au fond, nul poète véritable au xviiie siècle si ce n’est l’abbé Delille, ancêtre du symbolisme et quelques lyriques un peu pompeux genre Millevoye et Le Franc de Pompignan. Au théâtre, parmi les comiques, brillent encore les Regnard, les Destouches, les Piron, les Gresset. Parmi les tragiques, Crébillon s’exténue et Ducis cherche sa voie, maladroitement, du côté de Shakespeare. On sent que tout est dit. Le râtelier gréco-latin est vide. Il va falloir passer à un autre genre d’exercices.

Aussi le lyrisme tant méprisé va-t-il connaître, avec un J.-B. Rousseau, un renouveau inespéré. Parny apparaît presque comme un précurseur. On cherche. Il faudra que surgisse André Chénier pour que la poésie retrouve ses ailes, encore que l’auteur des Idylles et des Jambes, mort trop jeune, sans avoir donné sa mesure, se soit complu un peu servilement à l’imitation des anciens. Mais André Chénier marque, malgré tout, un point de départ. Le romantisme s’annonce.

Le romantisme, c’est une réaction violente, une bourrasque qui s’élève contre le classicisme. On veut s’exprimer librement et tout exprimer. On secoue les règles caduques. On bouleverse le vocabulaire. Par dessus les maîtres à perruques, on saute sur le Moyen Age. On ressuscite Villon, Ronsard. La tragédie est condamnée. On s’accroche au drame, formule nouvelle, qui se réclame de Shakespeare, de Gœthe, permet de fouler aux pieds les lois de l’unité de temps et de lieu. De même le vers, ligoté, emmailloté, voué à la crapaudine de la