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POE
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par son absence de clarté que par ses accrocs à la plus élémentaire syntaxe.

Outre les lois qui ont toujours déterminé la poésie à travers les âges, il faut considérer l’emploi de termes dits nobles, et d’images plus ou moins justifiées. Le poète se doit de prononcer coursier pour cheval, et de désigner la lune comme l’astre d’argent, pour prendre un exemple. Ou encore de prêter un char et des doigts roses à l’aurore. A la longue, l’abus de telles images a été vivement ressenti. On s’est efforcé de renouveler les vieux stocks, ce qui a conduit nos rimeurs à des fantaisies dangereuses autant que nébuleuses.

Au fond, la poésie vient du besoin qu’avaient les hommes de magnifier les choses et eux-mêmes. Non seulement ils chantaient, mais encore ils avaient recours à l’image : métaphore, allégorie, fable. On dit souvent qu’il est possible de goûter de la poésie dans une prose harmonieuse et colorée et il est certain que la poésie ne s’exprime pas fatalement sous forme de vers (si l’on prend le mot : poésie, dans son sens général). Mais, étroitement définie, la poésie a ses lois. Et il est tout aussi vrai qu’il ne suffit pas de rimer avec excellence pour s’avérer poète.

En réalité, la poésie est née du désir irrésistible qui a toujours poussé l’homme à élever son esprit, à échapper à sa basse animalité, à s’ennoblir en quelque sorte. Il est tout naturel qu’au début il ait traduit les sentiments qui l’agitaient en face du spectacle de l’univers et de l’énigme de la création. Il a chanté les dieux et les héros et, en les chantant, il les a créés. Il a chanté l’amour, qui pouvait n’être que le contact de deux épidermes et la satisfaction fugace d’un instinct brutal et il en a fait une passion redoutable, dominante, bouleversante. Il a chanté les batailles, éveillé dans les âmes l’amour du clan, de la cité, de la patrie. Durant les siècles, le poète fut un charmeur, un enchanteur, versant dans les cerveaux un redoutable opium, travestissant la vérité des choses. Tour à tour lyrique, épique, bachique, érotique, héroïque, bucolique, il a permis l’épanouissement du « divin mensonge », s’opposant à ce que le bipède humain vit clairement, nettement, la froide réalité. Mais il a aidé des millions de réprouvés à supporter la dure et fade existence, parmi des chimères et des rêves impuissants. J’oserai écrire que, toujours, le poète fut un malfaiteur social, généralement domestiqué par les maîtres, et qui, malgré lui, par la vertu de ses chants, a puissamment aidé l’homme à grandir, à sortir de lui-même. Il a pris la bête rampant dans la fange et l’a projetée vers le ciel. Un ciel vide, soit. Mais, par delà ce néant, il y a des horizons à atteindre. Le poète peut devenir, demain, le guide.

Les peuples ont toujours eu, d’ailleurs, les poètes qu’ils méritaient. Sans essayer de remonter aux origines de la civilisation, il est indispensable de noter le grand poème de l’Inde : le Ramayana. « Un immense poème, dit Michelet, vaste comme la mer des Indes, béni, doué du soleil, livre d’harmonie divine où rien ne fait dissonance. Une aimable paix y règne… la Bible de la Bonté… la mer de lait… » Le Ramayana, c’est la sublime histoire de Rama combattant le mal et la nuit. Et c’est l’âme de toute une race de grande douceur et de longue patience pour laquelle l’esprit est tout, circule partout, dans l’animal et dans l’arbre géant, et dans les brins d’herbe. Cela sans la moindre superstition. L’intelligence ne perd pas ses droits. Dieu n’est qu’un symbole. S’il prétendait tyranniser l’homme, ce dernier lui rappellerait que c’est lui qui l’a fait et qu’il peut le faire s’évanouir en soufflant dessus. Poème d’amour, et de paix fraternelle, et de liberté. Ici le poète est vraiment le sage, et le prophète.

L’Égypte a sa poésie, qui est celle de la Mort. Rien ne dure. La vie circule d’un être à l’autre et le néant est au bout. Mais l’Amour est plus fort que tout. Isis retrouve, à Byblos, son amant, Osiris, transformé en

pin, l’arbre vivant, l’arbre qui pleure. Car l’arbre a une âme, un cœur. Et aussi toute la Nature que symbolise Isis, la femme, la mère, la vie, l’amour. N’oublions pas qu’Isis-Osiris, étant deux, ne font qu’un et qu’Isis fut fécondée dans le ventre maternel, mettant au monde un fils, Horus, qui se trouve être son père. Symboles naïfs sous lesquels il est facile de découvrir les réalités. Mais nous sommes plutôt dans le mythe que dans la poésie, telle qu’on l’entend, dans l’Occident.

Si nous passons au Juif, nous découvrons la poésie de l’esclave. Un dieu cruel, implacable, règne sur un peuple avide, cupide et essentiellement religieux. Mais le Juif n’a rien imaginé. Il a emprunté aux autres et il prêtera, plus tard, au chrétien, à la petite semaine. Poésie terriblement pratique. Moïse est dictateur. Joseph est financier. Tous les grands Juifs sont plus ou moins devins, chiromanciens, faiseurs de tours. Et Jéhovah, qui connaît son peuple, agit en tyran, n’apparaissant que pour sévir. Mais le Veau d’Or est plus puissant que lui et déjà, en exil, en Chaldée ou en Égypte, les Juifs pratiquent le commerce d’argent et font fortune. Poésie de sécheresse et de stérilité.

La Perse, avec son combat éternel du Bien et du Mal — Ormuz contre Ahrimane — et sa légende de l’Aigle, son culte de la Femme et de la Mère, nous a légué le Shah Nameh de Firdousi, qui fut, par sa vie, ses infortunes, son influence, quelque chose comme son Homère. La Syrie nous a donné la poésie de l’inceste, de la prostitution, de la mutilation, avec Astarté et Moloch, la femme poisson-colombe, Belphégor le priapique, les orgues, les bacchanales… Mais, pour discerner l’origine véritable de la poésie, il faut atteindre les Grecs héritiers et dépositaires des vieilles légendes d’Orient.

Avec la Grèce, c’est le culte de la Beauté. Les Dieux n’ont pas d’autre signification. Nous nous évadons du mythe cadenassé et le poète ne se confond plus avec le prophète ou le prêtre. Les Grecs imaginent des Dieux à profusion, chacun d’eux correspondant à une nécessité de leur vie sociale. Jupiter n’a guère plus d’importance, pour les Grecs, qui savent à quoi s’en tenir, que Marianne pour les républicains français. Les dieux incarnent des besoins, des aspirations. Ils sont à l’image et à l’a mesure de ceux qui les inventent et ils n’interviennent dans les affaires des mortels que de façon humaine. Le roi, le chef de la troupe olympienne ne conquiert ses nombreuses maîtresses que par subterfuge, en se transformant en taureau, en pluie d’or ou en prenant l’apparence d’Amphitryon. Les dieux sont pleins de défauts, de vices, qui appartiennent à l’homme. Ils sont vaniteux, vindicatifs. Junon est jalouse. Apollon se venge sauvagement de son rival. Mars est un adjudant grotesque. Mercure est un voleur. Diane est une pimbêche. Les Grecs s’amusent. Ils plantent des dieux à tous les carrefours. Les hommes qui se sont imposés dans la guerre ou dans les arts, Hercule, Thésée, Esculape, Prométhée, prennent du galon et deviennent, pour le moins, demi-dieux.

Les Grecs ont trop de dieux qu’ils font, défont, accommodent aux goûts du jour et qui ne sont, au fond, que des créations fictives et représentatives. D’une bourgade à l’autre, les dieux changent, n’ont pas les mêmes attributs. C’est un jeu. Les fables les plus diverses se succèdent, se multiplient, empruntées à l’Orient, dénaturées, arrangées. En dernière analyse, les dieux sont installés chez les hommes, vivant de leurs passions, dans une familiarité constante. Les Grecs sont comme les enfants parmi les fées de leurs contes qui peuplent leurs rêves sans les absorber, pratiquement.

Dès lors, la poésie se transforme. On ne peut, ici, que résumer et il n’est pas dans notre cadre de tenter l’histoire de l’esprit humain. Considérons seulement que l’Inde, avec son culte du feu : Agni, le vrai dieu ; que l’Égypte, avec son culte de la vache nourricière et