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intelligence. Nos âmes sont restées héroïques et douces, comme celles de son temps, comme la sienne… » et des journalistes pour apprécier ainsi : « Le culte de Louis Bertrand pour Louis XIV qui a déconcerté les préjugés démocratiques de notre époque d’anarchie, n’est, chez l’écrivain, que le culte de l’ordre français, incarné dans le roi le plus soucieux de l’honneur national qui fut jamais. » (Figaro, 10 mars 1928). Gobineau a montré comment le souci « d’honneur national » de Louis XIV ne fut que la manifestation de sa mégalomanie, et comment celle-ci a engendré, en France, cette vanité nationale, mère de l’impérialisme dont Napoléon a semé le virus dans l’Europe entière contre les idées de Fraternité humaine apportées par la Révolution. Quant à « l’ordre français » incarné par le même Louis XIV, il fut la plus odieuse et la plus insolente exploitation de la misère du peuple que jamais autocratie eût pratiquée dans aucun royaume. C’est cela qu’on appelle l’Ordre devant lequel’il n’y a qu’à s’incliner, à béer d’admiration et à se dire : « Ah ! qu’on est fier d’être Français quand on contemple la colonne ! » Les autres peuples ne sont pas moins fiers, car ils ont tous, pour la plus grande gloire de l’Ordre, leurs Napoléon à jucher sur des colonnes, et leurs Poincaré qui ont « bien mérité de la patrie » en contribuant à faire les dix millions de morts de la Grande Guerre. L’Impérator Auguste, après avoir révolutionné le monde pour établir sa puissance, disait « augustement » aux aventuriers devenus ses courtisans : « S’opposer à tout changement dans l’État est toujours le fait d’un honnête homme et d’un bon citoyen. » Depuis vingt siècles, en passant par Louis XIV pour aboutir à M. Tardieu, la formule de l’ordre n’a pas changé pour tous ceux dont :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

(Boileau).

Elle a son fondement dans ce sentiment, l’impuissance que M. Barrès réclamait des pauvres et qui est, disait-il : « une condition première de la paix sociale », c’est-à-dire de l’ordre selon le plutarquisme.

Le plutarquisme qui produit des excités, des illuminés, des fous nationalistes, des divagateurs cornéliens, des mégalomanes dictateurs et des légions de pauvres abrutis intoxiqués d’héroïsme patriotique, a été souvent dénoncé, au point qu’on en est arrivé à envisager la suppression de l’enseignement de l’histoire pour mettre fin à son perfide empoisonnement des esprits. Ce remède est impossible, car il faudrait, en même temps, supprimer dans les esprits la curiosité du passé indispensable à leur progrès autant que celle de l’avenir. Mais ce qui est possible, c’est de se défendre contre la malfaisance du plutarquisme et de le combattre énergiquement dans l’actuel, en attendant que les recherches sincèrement objectives, sans préoccupations de partis, permettent de l’éliminer peu à peu de l’histoire passée. Il faut mettre à nu et fustiger sa malfaisance d’hier ; il faut l’empêcher de faire son œuvre de demain en dénonçant par tous les moyens l’imposture qui tombe des tribunes gouvernantes, s’étale dans les journaux, falsifie la notion de toute chose, répand la confusion et rend impossible le discernement de la vérité, même pour les faits les plus récents. Involontairement, parce qu’il voit mal les événements, mais plus souvent volontairement, parce qu’il est payé pour cela et que sa conscience y est entraînée sans trouble, celui qui écrit au jour le jour le document de l’histoire future ment dans tout ce qu’il écrit ; il ment comme il respire, il plutarquise avec cynisme, sinon avec talent.

Dans sa Manière d’écrire l’histoire, Mably a dit : « Ce n’est pas la peine d’écrire l’histoire pour n’en faire qu’un poison… Il me semble que c’est à l’ignorance du droit naturel ou à la lâcheté avec laquelle la plupart des historiens modernes trahissent par flatterie leur conscience, qu’on doit l’insipidité dégoûtante

de leurs ouvrages. » Mably ne mâchait pas ses mots ; ils étaient justes et il ne pouvait en avoir d’assez flétrissants pour des ouvrages aussi néfastes. Leur plutarquisme a complètement travesti l’histoire en faussant les figures et les époques, en se taisant sur des faits essentiels, sur leurs véritables origines et caractères, en dissimulant ou en dépréciant l’action populaire venue des masses humaines, cela pour encenser jusque dans leurs pires turpitudes les sinistres et sanglants cabotins qui régnèrent et ne furent, à de très rares exceptions, que de calamiteux imbéciles. N’allait-on pas, au temps de Mably, jusqu’à trouver « charmantes » leurs « évacuations », (Journal de Barbier), et à se disputer l’honneur de leur torcher le derrière ! Or, on ne peut dire que le plutarquisme est spécial à une époque. Il sévit encore plus en démocratie qu’en autocratie, en raison de ce principe bien simple que la démocratie doit convaincre, tandis que l’autocratie n’a qu’à s’imposer. Quand elle ne veut pas convaincre par la vérité, la démocratie est amenée à user du mensonge plus que l’autocratie. On voit ainsi, par exemple, M. Herriot renchérir, au nom des principes des droits de l’homme, sur les louanges du plutarquisme à l’égard de Bossuet en célébrant la tolérance, le sens humain, la fraternité et l’amitié humaines de ce prélat qui fut le plus pontifiant des inquisiteurs, le plus implacable des esclavagistes, le plus pompeux des flagorneurs de la royauté et le plus étroit des casuistes. Le catholique Bordas Demoulin déclarait que « Voltaire prêchant la tolérance, la liberté et la fraternité, était plus chrétien que Bossuet défendant l’intolérance et la théocratie ». Le laïque et démocrate Herriot met Bossuet sur le même plan que Voltaire, et peut-être le trouve-t-il meilleur libre-penseur !

Voltaire pratiquait le pyrrhonisme, c’est-à-dire : « l’esprit de doute qu’il faut porter dans l’étude de l’histoire. » Car, si « l’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux », il n’est nullement établi que les faits donnés pour vrais soient indiscutablement vrais et que, très souvent, leur récit n’ait pas été remplacé par celui des faits donnés pour faux. L’histoire a été inévitablement, comme toutes les autres formes de la littérature, de transmission orale tant que l’homme n’a pas su en fixer la mémoire par les signes de l’écriture. Or, comme l’a fort bien dit Voltaire : « Avec le temps, la fable grossit et la vérité se perd. » La transmission orale du père aux enfants a pris un caractère de plus en plus fabuleux et, lorsque l’homme a commencé à écrire l’histoire, il a écrit les fables qu’il avait apprises et non la vérité. Aussi, le pyrrhonisme est-il une attitude indispensable pour quiconque ne veut pas être dupe du plutarquisme. Il n’a pas mis Voltaire lui-même à l’abri des erreurs, personne ne pouvant y échapper complètement, mais il lui a permis d’en corriger beaucoup que les ignorants tenaient pour des vérités définitives. Voltaire a mis ainsi à leur vraie place la prétendue Histoire Universelle, de Bossuet, qui n’est que l’histoire imaginée de quatre à cinq peuples, et l’Histoire Ecclésiastique, de Fleury, « statue de boue dans laquelle l’artiste avait mêlé quelques feuilles d’or ».

Alors que Plutarque reprochait à Hérodote de n’avoir pas assez vanté Ta gloire de quelques villes grecques et d’avoir omis plusieurs faits dignes de mémoire, Voltaire a montré combien Hérodote, s’il « ne ment pas toujours », a abondamment plutarquisé. D’autres preuves ont été apportées depuis du plutarquisme d’Hérodote, notamment dans une communication récente, faite à l’Académie, et prouvant que le pharaon Moeris, et le lac artificiel qu’il aurait fait creuser, n’ont jamais existé. De même, Tite Live a « embelli ou gâté son histoire » par des prodiges. Des quantités de mauvaises actions ont été, non seulement excusées, mais encore données en exemples à suivre par l’histoire, et leurs