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1964

l’histoire de tous ceux qui croient pouvoir demeurer libres et garder une conscience propres s’ils réussissent auprès de la « majorité compacte »… « L’arriviste n’est jamais un homme libre, il ne peut pas l’être. Pour arriver, il est obligé de s’accrocher à un milieu, à une caste, à s’y embrigader, quitte à les lâcher, dès que son but sera atteint, pour s’embrigader ailleurs. » La tromperie qui porte l’arriviste à se faire surestimer le porte aussi à faire sous-estimer ses adversaires. De là l’étroite collaboration de l’arrivisme et de la calomnie qui ne respecte aucune valeur intellectuelle et morale, aucune pureté. C’est ainsi que : « arriver est la vertu pratique que toute société enseigne et exige. On ne vous demande pas comment vous êtes arrivé, on vous dit : « Arrivez d’abord, vous serez quelqu’un après. » Arrivez par tous les moyens, la société vous mettra au pinacle, fera de vous un grand homme. Si vous n’arrivez pas, on vous traitera d’incapable, de médiocre, de propre à rien, de coupable, de suspect. » Telle est la morale sociale fondée sur l’arrivisme, maladie devenue si générale que les hommes, de moins en moins nombreux, qui en sont épargnés et ont l’énergie de lui résister passent pour des anormaux et des fous à surveiller. L’arrivisme est devenu « le baromètre moral des peuples » ; il fait des idoles des bandits qui parviennent à les dominer, et il les fait s’idolâtrer eux-mêmes dans le monstrueux épanouissement de leur vanité collective.

Si l’arrivisme n’a pas été souvent étudié comme manifestation sociale collective, les arrivistes ont, par contre, fourni une matière abondante à la littérature. Celle-ci ne pouvait manquer d’observer cette passion : l’ambition, qui est, après l’amour, le mobile le plus puissant des actions humaines ; elle devait souvent présenter ses exploits dans l’histoire, le roman, le théâtre. De tout temps on a instruit les hommes sur les moyens de réussir, de parvenir, de dominer. Les princes ont suivi plus ou moins intelligemment les conseils des Machiavel ; les gardeuses d’oies ont été éveillées à des idées de grandeur par les diseurs de bonne aventure. Dès l’antiquité, l’arriviste a achalandé les boutiques des pythonisses lisant les présages de son destin dans le ventre d’un poulet comme aujourd’hui dans le marc de café ou les cartes. Depuis l’Art d’Aimer, d’Ovide, jusqu’aux enseignements des Jésuites sur la façon de se pousser dans la vie en suivant le Chemin de velours, les traités plus ou moins cyniques ou libertins se sont multipliés à son usage. Le Cortigiane (le Courtisan), de Balthazar de Castiglione, a été le modèle, depuis le xvie siècle, de tous les ouvrages à l’usage des hommes de cour, celui de Balthazar Gracian en particulier. L œuvre de Balzac est le tableau de l’arrivisme qui enfiévra, il y a cent ans, la bourgeoisie échappée aux dangers révolutionnaires et devenue maîtresse de son sort. Toute la littérature du xixe siècle est pleine de la montée arriviste observée d’une façon de plus en plus naturaliste par Stendhal, Flaubert, Maupassant, Zola. De Rastignac lançant son défi à la société en criant : « A nous deux, maintenant ! », à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et à Bel Ami, tous ses héros ont défilé dans les romans de 1830 à 1885. Bel Ami est le type complet, achevé de l’arriviste contemporain. Il ne lui manquait plus, il y a cinquante ans, que cette considération publique qui lui a permis, depuis, de se multiplier. Louis Reybaud avait constaté le besoin de gloire précoce qui tourmentait les générations de son temps et devait trouver son premier triomphe arriviste avec les gens de sac et de corde du Coup d’État, les aventuriers du Deuxième Empire. Il écrivait, en 1843 : « On ne cherche pas à mériter les positions ; on veut les prendre d’assaut ; on demande à la fortune plus qu’elle ne peut donner, à l’imagination plus qu’elle ne peut produire. Le temps n’entre pour rien dans les calculs ; on ne sait ni lutter ni attendre ; partout on veut jouir vite et n’importe par quels moyens. » Que pou-

vait le vieil idéalisme des révolutionnaires quarante-huitards contre cet arrivisme qui se montrait si résolument réaliste, ayant déjà fait ses preuves par les massacres ouvriers et l’enfumage des Arabes ? Dans son Jérôme Paturot, Reybaud a montré avec une ironie aiguë l’arrivisme patelin, prudhommesque, d’un marchand de bonnets de coton devenu ministre et dont les aphorismes sont de la plus exacte psychologie politicienne. (Voir Politicien).

A l’époque du Symbolisme (voir ce mot), l’individualisme anarcho-bourgeois qui découvrait Darwin, Nietzsche, Stirner, Ibsen, échafaudant la théorie de l’individu contre la société, essayait de justifier l’arrivisme dans lequel, finalement, il perdrait tout son anarchisme pour n’être plus que bourgeois. Une foule de phénomènes en composaient la ménagerie : pieds plats mal bâtis et foireux, Zarathoustra à béquilles, scientistes sans science, surhommes qui voyaient chacun « l’Unique » en se regardant dans une glace, et prétendaient bouleverser le monde en refilant de la monnaie de plomb à un épicier et la vérole à une femme. Ils bavaient d’admiration devant le mot de Tailhade : « Qu’importent les victimes pourvu que le geste soit beau », mais ne s’inquiétait pas de la beauté du geste ; les victimes leur suffisaient. Tous chantaient l’hymne du « struggle for life ». Ils affirmaient que la vie doit appartenir au plus fort, au plus fourbe, au plus audacieux, que les scrupules ne sont que préjugé et duperie, qu’il faut savoir « vivre sa vie » et se tailler la part du lion pour ne pas être réduit à celle de l’âne. Tout cela, perfidement répandu par des farceurs et mal digéré par des imbéciles, avait créé une sorte d’héroïsme tragi-comique qui justifiait aux yeux des gobe-mouches la fortune des coquins des affaires et de la politique, — les businessmen à la Lechat, — mais finit lamentablement dans les aventures des « bandits tragiques ».

Sous l’influence de ces phantasmes, Henri Château présenta, dans son Manuel de l’Arriviste, une sorte de surhomme boiteux, à la fois génial et imbécile, dont la psychologie nous paraît tout à fait fausse. Ce personnage qui a observé jusqu’au fond le mensonge social, est arrivé au mépris le plus total de toutes ses institutions et de tous ses fantoches, au détachement le plus complet de toute solidarité sociale pour « ne songer qu’à soi-même », dans la plénitude de « l’individualisme égoïste, délivré de tous préjugés et de toute morale ». Mais en même temps, l’auteur fait de son héros le type de l’arriviste parfait. Il y a, à nos yeux, une incompatibilité majeure, une antinomie absolue, entre le personnage réalisé en lui-même et celui qu’il veut jouer dans la société. Quand un homme est réellement, et non pour paraître, arrivé à une telle attitude philosophique, quand il tire une telle sérénité de son mépris de la sottise humaine et qu’il est devenu véritablement invulnérable à cette sottise, il n’est pas concevable qu’il puisse ainsi se déboulonner lui-même de son piédestal pour se livrer aux pitreries de l’arrivisme, même par raillerie ou par vengeance. Cela nous fait penser à la statue de Henri IV qui descendrait de son cheval sur l’invitation du poivrot légendaire pour aller boire avec lui. Un homme arrivé dans le sens noble du mot, en réalisant son être moral dans une plénitude indéfectible, n’a de rapports avec la société que comme pis aller, dans les limites strictement nécessaires pour conserver sa liberté, entretenir son existence et ne pas aboutir au suicide. Comment pourrait-il se dédoubler, se contredire, se démentir au point de remplir les conditions de l’arrivisme qui sont, avant tout, l’élimination de toute personnalité et la soumission à toutes les incongruités nécessaires pour séduire la foule ? Ce prétendu individualiste, qui se ferait l’esclave de la société pour ne pas en être la dupe, serait un Gribouille qui se jetterait à l’eau pour ne pas se mouiller. Ce serait un