pillages, ils auraient vainement tenté d’intéresser leurs peuples à leurs entreprises. L’ « amour sacré de la Patrie ! » ne les avait pas encore poussés à cette duperie qui leur fait confondre la patrie avec les Napoléon et avec les coffres-forts de leurs maîtres ! Malgré la « gloire » des quinze années de brigandage guerrier que fut le règne de Napoléon Ier, les peuples avaient un tel mépris de cette espèce de gloire qu’ils restaient résolument pacifistes. Par contre, ils étaient soulevés par un véritable internationalisme de l’esprit, formé et fécondé par l’enthousiasme des idées de la Révolution Française, et qui suscita dans toute l’Europe les événements de 1848. En 1859, Emile de Girardin, un des porte-parole les plus autorisés de la bourgeoisie régnante, faisait paraître un ouvrage sur le Désarmement Européen, où il écrivait : « A quoi servent les armées ? Elles servent à créer le risque de guerre et à l’entretenir. Il n’existerait pas sans elles. » Daumier raillait avec une verve impitoyable la « paix armée » qui dormait sur des canons et sur des pointes de baïonnettes. Un Napoléon III lui-même, qui ne voyait que dans la guerre le moyen de soutenir la légitimité de ses criminelles usurpations, sentait le besoin de sacrifier au pacifisme des idées en prenant en 1863 l’initiative d’un désarmement de tous les pays militarisés, et d’une révision des traités de 1815 qui avaient créé un état de conflit permanent. Mais la peste napoléonienne avait déposé son virus dans toute l’Europe et empoisonné les peuples. En 1870, l’abcès creva. Depuis, l’infection n’a pas cessé de se répandre, contaminant le monde entier. Le culte de la force et la haine de la pensée, l’admiration de la brute, la pratique du banditisme colonial, l’abandon de tous scrupules, le mépris de toute justice sociale, le règne du muflisme : tout cela a formé cette monstrueuse aberration qui a eu son couronnement dans la guerre de 1914. Or, cela n’a pas suffi. Une récente statistique a montré que les dépenses militaires des nations dites « civilisées » absorbent chaque année plus de cent milliards. Les cinq nations qui sont les plus « civilisées » : États-Unis, Russie, France, Angleterre, Allemagne, figurent dans ce chiffre pour cinquante milliards à elles seules. Inconsciemment, car la vérité sort toujours, même de la bouche de Tartufe, les journaux disent, en reproduisant cette statistique : « Que ne ferait-on pas pour le bonheur de l’humanité avec cet argent ? » Mais ils se reprennent vite, sous l’œil des carnassiers qui les tiennent à leur solde, pour dire que le bonheur de l’humanité consiste à avoir de nombreuses armées, des flottes puissantes, de gros canons, des avions redoutables, des gaz aussi « moutarde » que possible, et pour chanter le saint cantique : « Si vis pacem para bellum ! … » Au moins, la paix du monde est-elle assurée moyennant toute cette préparation guerrière ? Non, le monde est plus que jamais menacé de la guerre !… Alors, on ne comprend plus et on demande : jusqu’où ira-t-on dans la voie de cette folie ?… Les exécrables malfaiteurs qui mènent la danse ne le savent pas eux-mêmes ; ils paradent, ils étalent leur incommensurable sottise, leur hideuse vanité, aux applaudissements des peuples de plus en plus trompés et abrutis.
Dans son Paradoxe sur le Comédien, Diderot a montré un autre aspect du paradoxe, celui d’une vérité qui ne cesse pas d’être à la fois démontrée et déniée dans les faits. Le paradoxe soutenu par Diderot est qu’un comédien joue d’autant mieux ses rôles qu’il y apporte moins de passion et reste maître de lui. Le débat est toujours actuel et prête toujours aux déductions les plus variées, comme celles qu’en a tirées Diderot et qui sont autant de paradoxes bâtis sur les mobiles contradictoires des individus dans leur activité sociale. Nous ne nous arrêterons que sur celui-ci : « On ne devient point cruel parce qu’on est bourreau, mais on se fait bourreau parce qu’on est cruel. » C’est là un paradoxe redoutable. Il renferme tout le problème de la psycho-
On n’en finirait pas de discuter sur le paradoxe, tant il est un des moyens les plus brillants et les plus féconds de la rhétorique en ce qu’il l’alimente incessamment de sujets et d’arguments imprévus. Il est très souvent une attitude de la vanité humaine, le produit d’un esprit de contradiction plus ou moins subtil et dont les opinions sont plus ou moins fausses quoique non reçues, ou le besoin « d’épater le bourgeois » par des sornettes non moins sottes que les siennes. Mais il est souvent aussi une défense de l’esprit contre l’incontinence bavarde, qui « parle comme un livre » et ne débite que de stupides lieux communs. Il y a une foule de gens qui, pour se prouver qu’ils existent, ont besoin de parler à tort et à travers. Ils se croiraient morts et se tâteraient s’il leur arrivait de rester silencieux pendant un quart d’heure. Bien entendu, ce sont ces gens qui ont tant de choses à dire qui débitent le plus d’insanités. Devant ce flot, il ne reste d’autre ressource, quand on ne peut fuir le bavard ou la société dont il fait partie, que de riposter à son « bon sens » par des paradoxes exprimant la contrepartie de ce qu’il dit. Au monsieur qui a hérité de ses grands-parents l’habitude de dire après chaque repas, en guise de pousse-café : « Encore un que les Prussiens n’auront pas ! » on peut soutenir qu’au contraire ils l’ont eu avant lui et qu’ils l’auront encore après. On peut faire, sur ce sujet, des discours qui rempliraient vingt volumes aussi copieux et aussi ennuyeux que ceux où M. Poincaré cherche toujours à justifier sa « mobilisation qui n’est pas la guerre ! ». Comme la majorité des gens sont de séniles moulins à « bon sens » et partagent les opinions de M. Poincaré, on ne tarde pas, et avantageusement, à passer pour un « piqué » qui est regardé avec pitié et qu’on finit par laisser tranquille. A mesure qu’il avance en âge, l’homme intelligent goûte de plus en