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le progrès scientifique et industriel) peuvent avoir sur le destin et la volonté des hommes une influence considérable et parfois salutaire. C’est précisément ce que l’actualité semble devoir vérifier.

Depuis quelque temps, en effet, un élément nouveau, un facteur important s’est fait jour, qui est appelé à jouer dans les problèmes de la Guerre et de la Paix un rôle, selon nous, décisif. Et c’est la science, à qui nous devons déjà tant de progrès utiles, qui nous apporte encore, sous une forme évidemment curieuse, la solution de ce difficile problème. Cette solution, ce remède, cet instrument de Paix aussi inattendu que paradoxal, c’est l’Arme chimique, ou Guerre des Gaz. Et il ne s’agit pas là de la Guerre chimique, telle qu’elle fut pratiquée durant la guerre de 1914, encore qu’elle ait laissé de bien cruels souvenirs à des milliers de combattants, gazés incurables, qui achèvent péniblement, au milieu de continuelles souffrances, une existence plus que misérable. Nous entendons parler de la guerre telle qu’elle apparaîtrait demain, si cette calamité venait à nouveau s’abattre sur nous, de cette guerre dont la nouveauté réside en ce fait que ses victimes se recruteront surtout parmi la population civile.

Il est incontestable et incontesté que si une nouvelle guerre éclate, ce sera une guerre aéro-chimique, empoisonneuse, incendiaire, et peut-être bactériologique. Or, une telle guerre, de l’avis de toutes les compétences, serait tout simplement la fin de la civilisation. On ne peut, sans avoir examiné de près cette question, se faire une idée, même approximative, des ravages que peut faire la nouvelle arme.

Nous donnons, ci-après, quelques exemples déjà anciens, quoique récents, car la chimie fait du chemin. Des progrès considérables ont certainement été réalisés depuis la mise à jour des documents qui suivent ; mais ces indications, quoique incomplètes, pourront aider le lecteur à se former une opinion sur ce triste sujet.


L’arme chimique utilise les produits les plus toxiques qui soient connus, ceux dont l’action sur notre organisme est la plus destructrice. La méthode d’emploi consiste à gazéifier ou à réduire ces produits en fines particules, à les diviser, les pulvériser, de manière à former des sortes de nuages dans lesquels on immerge les êtres que l’on veut détruire. Ces gaz sont enclos par quantités énormes dans des bombes légères qui les libèrent au moment voulu. Ce sont généralement les avions qui sont chargés de les transporter et les faire pleuvoir sur les points choisis par l’assaillant. Naturellement, il est impossible, en l’état actuel de la science, de s’opposer à l’action terrible de ce moyen de combat. Les masques, en raison de la grande variété des gaz, sont devenus absolument illusoires, et d’ailleurs, on n’a pas toujours un masque approprié sous la main. Comme, au surplus, beaucoup de ces poisons gazeux sont incolores et inodores, que rien ne décèle leur présence, on voit la difficulté de se protéger contre de telles agressions. Si seulement il existait un moyen de parer à une attaque de ce genre, si les avions, si les porteurs de mort pouvaient être arrêtés en chemin, s’il était possible de dresser des obstacles sur leur passage ! Mais, là encore, rien à espérer. La démonstration en fut faite souvent, et notamment à Londres, lors des manœuvres aériennes de 1927, où 250 avions figuraient les assaillants. Sur ce nombre, et malgré des précautions formidables, 16 seulement d’entre eux furent découverts ; découverts, mais non pas empêchés et les 234 autres ne furent même pas aperçus. S’il se fût agi d’une attaque véritable, c’est par centaines de mille qu’on eût compté les victimes, que rien ni personne au monde ne pouvait protéger.

Les mêmes expériences ont apporté les mêmes conclu-

sions à Nancy, à Toulon, à Lyon, à Paris, etc. Il ne reste donc, aux populations attaquées, aucun espoir d’échapper aux atroces conséquences des gaz, et c’est la mort certaine, précédée souvent d’une épouvantable agonie ! Ajoutons que la fabrication des gaz de combat est une des plus économiques et des plus faciles qui soient. La plupart des usines où se fabriquent des produits chimiques peuvent être immédiatement transformées en vue d’une production considérable de gaz.

Les dangers de l’arme aéro-chimique ont été dénoncés par d’éminentes personnalités : MM. Michelin, les professeurs Langevin, Haller, etc. ont maintes fois attiré l’attention du public sur ce sujet. Le gouvernement français lui-même y a fait allusion, dernièrement, à l’occasion de la nomination, comme inspecteur de l’Aviation, du Maréchal Pétain. Le rapport au Président de la République signale « l’extrême danger que ferait courir au pays une forme d’agression dont l’emploi se généralisera dans les conflits futurs ». Il dit encore : « La tâche est vaste et puissante puisqu’elle équivaut à organiser ce que l’on peut appeler la Guerre des arrières. »

Tous les États, sans exception, sont préoccupés de la question et ont pris des dispositions en conséquence. De toutes parts, des usines, des établissements spéciaux sont édifiés pour l’étude ou la fabrication de l’arme chimique. L’Angleterre possède, près de Salisbury, d’immenses laboratoires spécialisés dans l’arme des gaz : ces laboratoires occupent en permanence une cinquantaine d’ingénieurs-chimistes. Les États-Unis, de leur côté, travaillent sans relâche le problème dans leurs établissements d’Edgewod, les plus grands du monde : 400 hectares. L’Italie a organisé un service chimique de guerre, auquel s’intéresse vivement son gouvernement : c’est en mars 1926 qu’a été publié le décret royal relatif à son fonctionnement. Le service chimico-militaire compte déjà plus de 200 officiers. En Russie, l’industrie chimique est développée à un degré inimaginable, et de nombreuses usines à gaz asphyxiants ont été installées à Karkow, Kiev, Smolensk. Pour l’Allemagne, il est inutile d’appuyer. Toutes ses industries chimiques (et elles sont nombreuses !), d’accord avec le gouvernement, ont prévu la question, et peuvent se transformer immédiatement en fabriques de poisons de guerre. D’autre part, son aviation commerciale, qui est considérable, peut être, en un clin d’œil, mise en état de collaborer aux nouvelles méthodes de combat. En Pologne, il existe à Cracovie et à Varsovie, des cours spéciaux pour l’étude de gaz toxiques. En Tchécoslovaquie, les usines se multiplient et une station pour les essais de gaz existe à Bistrowa, près Olmutz. Le Japon dépense des sommes énormes pour l’étude des gaz de combat, et ses chimistes sont très renseignés sur ce que font les autres pays, où ils se sont rendus pour études, envoyés par leur gouvernement. L’Espagne elle-même possède deux établissements pour les gaz : l’un aux environs de San Fernando, l’autre dans le district de San-Marto-de-Péridas. Quant à la France, traditionnelle, elle suit le chemin que lui tracent les autres, mais elle suit, puisque notre Conseil Supérieur de la Guerre possède une commission des études chimiques de guerre.



Nous voici donc fixés : le monde entier se prépare à la guerre des gaz. Ces petits cadeaux, que de toutes parts élabore la chimie guerrière, nous viendront, doux présage ! des profondeurs du ciel. Comme nous n’avons pas pour but l’initiation à la technique des gaz, mais seulement la vulgarisation de l’arme chimique, nous désignerons sans ordre ni méthode le nom de quelques gaz. D’ailleurs les personnes qui désireraient une documentation plus complète sur ce sujet pourront avoir recours aux ouvrages spécialisés, qui sont nombreux.