surgir, du Nord ou du Midi, du Centre, de l’Est ou de l’Ouest, le spectre hideux de la Guerre ; il est possible — et sans grand effort — de convaincre la population de chaque pays que, en acceptant de se battre, elle ne fait pas autre chose que de se défendre contre l’odieuse agression de telle nation qui a formé le dessein de détruire ses foyers, de ruiner son industrie, de s’emparer de ses biens, de conquérir son territoire et de la réduire en esclavage et qui, dans ce but, a recours à la guerre. Mais il serait tout à fait impossible d’imputer d’aussi noirs desseins, d’aussi sinistres intentions à la France désarmée ; il serait totalement impossible, quelles que soient les manœuvres employées, d’amener la population d’un pays quelconque à l’idée d’une agression ayant pour auteur le seul Peuple qui aurait pris la magnifique initiative et donné le superbe exemple du Désarmement.
Et, sur ce point, c’est-à-dire me plaçant dans l’hypothèse de la France ayant volontairement désarmée, je conclus : d’une part, aucun peuple ne songerait à ouvrir les hostilités contre une telle France ; d’autre part, aucun gouvernement n’oserait donner à sa population l’ordre de se ruer contre cette France, parce qu’il ne serait possible à aucun gouvernement de transformer une guerre dont le caractère offensif serait évident, en une guerre dont le caractère défensif serait impossible à établir avec quelque vraisemblance. Est-ce clair ? Et n’est-il pas démontré, maintenant, que le désarmement de la France n’exposerait celle-ci à aucune agression, mais tout au contraire, serait le gage, la garantie de sa complète sécurité ?
Poussons plus loin l’examen de cette menace que les ennemis de la Paix brandissent sur la tête des partisans, comme moi, du désarmement de la France. Et supposons que cette menace se réalise, bien que je vienne d’en démontrer plus que l’invraisemblance : l’impossibilité. La France est envahie. Elle l’est par une seule puissance ou par plusieurs. Examinons les deux cas :
Premier cas : elle est envahie par les armées d’une seule nation. Pense-t-on que les autres Puissances laisseront cette invasion se produire sans qu’elles interviennent ? Imagine-t-on qu’elles assisteront, impassibles et l’arme aux pieds, à l’occupation du territoire français par telle ou telle Puissance ? Comment ? Lorsqu’il s’agit d’une île perdue, d’un coin de terre situé au loin, qu’un État laisse percer l’intention de s’annexer par un des procédés connus : protectorat ou colonisation, toutes les autres Nations s’agitent, se mettent sur les rangs, réclament leur part du gâteau, font valoir des droits fictifs ou réels, interviennent sous une forme ou sous une autre ; les convoitises se manifestent, les appétits s’affirment, les rivalités entrent en jeu. On dirait autant de chiens affamés prêts à se ruer les uns sur les autres pour se disputer un os. Et on consentirait à admettre qu’une Puissance ayant jeté son dévolu sur la France sans défense, les autres laisseraient faire ? Il n’y a pas, au monde, une personne sensée qui puisse croire une minute qu’il en serait ainsi. Passons à l’autre supposition.
Second cas : La France est envahie de divers côtés par plusieurs Puissances, par exemple : au Nord, par l’Angleterre ; à l’Est, par l’Allemagne ; du côté des Pyrénées, par l’Espagne ; du côté des Alpes, par l’Italie. Cette hypothèse présuppose une entente préalable, un plan concerté. Je ne m’arrête pas aux difficultés qui précéderaient un tel accord et accompagneraient la mise à exécution du plan concerté. Voici donc les armées anglaises, allemandes, espagnoles et italiennes en France, supposons-le. Quelles vont être les conséquences de cet envahissement ? Gardons notre sang-froid ; faisons abstraction, comme il sied, de toutes les colères et indignations qui, dans l’état actuel des nationalismes surexcités, jailliraient de ces sources empoisonnées qui se nomment : Patrie, indépendance natio-
Mettons-nous bien dans la tête que, dans le cas qui nous occupe, l’invasion a eu lieu sans combat ; Anglais et Allemands, Espagnols et Italiens n’ont rencontré sur les frontières qu’ils ont franchies, sur le territoire qu’ils ont occupé, dans les villes et villages où ils se sont installés, aucune résistance armée ; les envahisseurs qui, dans l’espèce, ont pratiqué une sorte de pénétration pacifique, puisqu’ils n’ont eu à renverser aucun obstacle, à rompre aucune digue, à culbuter aucun barrage, n’ont pas à redouter la moindre attaque ni devant, ni derrière, ni sur le flanc ; à l’abri de toute surprise, leur sécurité ne court aucun risque. Cela étant, on discerne tout de suite l’extrême différence qui sépare une invasion de cette nature de celle qui se pratique en temps de guerre, c’est-à-dire lorsque l’envahisseur a dû, pour avancer, marcher sur le cadavre des siens qu’il semait derrière lui, sur le corps de ceux qui se battaient pour lui barrer la route et sur les dévastations et les ruines qu’il accumulait sur ses pas. Provoquées, justifiées, exigées même par les sauvageries et atrocités qu’entraîne l’état de guerre, les cruautés, brutalités et violences dont se rendraient coupables les envahisseurs de la France désarmée et refusant de se défendre n’auraient aucune raison d’être et seraient sans excuse puisque sans motif. En conséquence, que résulterait-il d’une telle invasion ? Annexion à l’État envahisseur du territoire envahi ; installation d’un nouveau personnel gouvernemental et administratif ; application à la population résidant sur le terrain annexé de la législation et du système d’impôts et contribution en vigueur dans le pays annexeur ; voilà pour le régime politique auquel seraient soumis les habitants des régions envahies. Pense-t-on qu’il y aurait grand dommage, pour nos compatriotes de France, à subir ces divers changements ? Gouvernés pour gouvernés, administrés pour administrés, le seraient-ils plus durement ou plus mal par des gestionnaires étrangers que par des gérants français ? Seraient-ils, en tant que contribuables, sensiblement plus pressurés ? Les impôts, dont rien ne permet d’entrevoir l’allègement dans le pays de France, n’ont-ils pas atteint le maximum des charges fiscales qu’il est possible de supporter, en sorte qu’il serait impossible d’aggraver ces charges ? La législation, chez nos voisins, est-elle notablement en retard sur la nôtre ? Quant au régime économique, il est probable que, à peu de chose près, il resterait le même. Tout ce qu’on peut prévoir, ce serait, au pis aller, la mainmise sur les chemins de fer, les compagnies de navigation et de transport, les compagnies d’assurances, les mines, les banques, les grandes firmes industrielles et sociétés commerciales de premier ordre, les vastes entreprises agricoles, etc. Sans doute, les richissimes capitalistes de nationalité française qui sont, actuellement, à la tête de ces grosses affaires auraient à se plaindre de ces confiscations et expropriations ; mais, à l’exception de ces personnages — dont le sort ne me cause aucune inquiétude car je suis certain qu’ils ont des intérêts ailleurs — je ne vois pas en quoi le sort de tous les autres se trouverait aggravé. Exploités et flibustés par les capitalistes de France, les travailleurs seraient flibustés et exploités par les capitalistes des autres pays et j’estime qu’ils ne perdraient rien au change : tous les exploiteurs se valent. Compte tenu de ces explications, je suis en droit d’affirmer que, si on veut bien comparer les maux relativement légers que déterminerait l’invasion de la France désarmée aux horreurs qu’entraînerait pour ses habitants une nouvelle guerre, on ne peut que se prononcer en faveur du Désarmement que je conseille, dût celui-ci ouvrir à « l’étranger » les frontières de la France. Car il est de règle et d’élémentaire sagesse, quand on est dans la nécessité de choisir entre deux maux, d’opter