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PAI
1915

pertes matérielles, des ruines et dévastations que ce carnage, le plus infâme de tous ceux qu’enregistre l’Histoire, a entraînées ? La partie documentaire de cette Encyclopédie ne doit pas être fantaisiste ou approximative ; ses qualités essentielles doivent être la précision et l’authenticité. Je m’en réfère donc aux indications officielles. Ce bilan des dommages matériels, qui viennent s’ajouter à celui des pertes humaines, est le suivant et il ne s’applique qu’à la France : 4.022 communes, 632.894 maisons, 20.000 usines, 7.985 kilomètres de voies ferrées, 4.875 ponts, 12 tunnels ont été détruits ; 52.734 kilomètres de routes ont été rendus impraticables ; 3.600.000 hectares de terrain ont été rendus incultes. Les dépenses imposées au pays par la guerre ont été de 606.669.570.000 francs et 502 milliards de dettes ont été inscrites au débit de la France.

Sous ce titre : « Ce qu’a coûté la guerre de 1914-1918 », « l’Union mondiale de la femme » a publié un manifeste duquel j’extrais les tragiques données qui suivent : « Savez-vous que la guerre a coûté la vie à treize millions de soldats ? Leurs cercueils alignés côte à côte couvriraient une route de 6.450 kilomètres, soit la distance de Bordeaux à Moscou. Et ces 13 millions ne représentent que les victimes tombées sur le champ de bataille. À ce chiffre, il faut ajouter les autres 24 millions de morts, victimes du blocus terrestre et maritime, des révolutions, des navires coulés, des bombardements, des maladies et infirmités consécutives à la guerre, etc. Le chiffre de 13 millions se trouve ainsi plus que triplé. Autre tableau : les morts marchant en lignées de 10, de l’aube au coucher du soleil, à intervalle de deux secondes, ces victimes de la guerre défileraient pendant 162 jours. Tout calcul fait, la mort de chaque soldat a coûté 89.000 francs suisses (environ 445.000 francs français). La grande guerre a coûté 100.000 francs suisses, pour chaque heure, depuis la naissance du Christ jusqu’à nos jours. Les quatre ans de guerre ont coûté, par heure, plus de 45 millions de francs suisses (le franc suisse vaut actuellement 4 fr. 90). En quatre ans, l’Europe a perdu les économies d’un siècle. Évaluée en journées de travail, les pertes nettes de cette guerre représentent le labeur d’un million d’ouvriers qui travailleraient à raison de 44 heures par semaine pendant 3.000 ans ! »

J’ai tenu à citer ces chiffres, afin que, inscrits en lettres de feu dans cet ouvrage, ils m’aident à faire saisir une des raisons, et non des moindres, que les hommes d’aujourd’hui, après avoir été bercés dans la stupide glorification de la Guerre et l’admiration aveugle des Conquérants, des Grands Capitaines et des célèbres massacreurs, ont fini par s’éloigner de ces exaltations aussi insensées que malsaines et qu’ils tendent : et à mépriser et à exécrer la Guerre, autant qu’ils l’ont admirée et aimée ; et à aimer et désirer la Paix autant qu’ils l’ont, dans le passé, dédaignée et peu chérie.

F. — Si encore il était possible, comme dans les siècles qui sont derrière nous, non pas de justifier la guerre — la guerre ne saurait être réhabilitée et, quelle qu’elle soit, elle est un crime — du moins d’établir qu’elle apporte de sérieux avantages, des bénéfices appréciables à ceux des belligérants qui sont victorieux, on pourrait, à la rigueur, en accepter les douloureux effets, en trouvant dans les profits de la victoire la compensation ou l’équivalence des sacrifices consentis. Mais il est, aujourd’hui, de notoriété publique que la guerre ne paie pas. C’est une vérité indiscutablement prouvée par Norman Angel, dans un livre qui a pour titre « La Grande Illusion », livre qui, traduit en plusieurs langues, a fait le tour du monde.

La guerre de 1914-1918, dans laquelle une foule de nations ont été engagées, a merveilleusement mis en lumière le bien fondé de cette constatation : vainqueurs et vaincus, tous les peuples qui ont pris part à cette guerre maudite en sont sortis plus ou moins épuisés et

aucun ne peut se flatter que la victoire ait amélioré son sort, accru sa richesse, augmenté sa puissance proportionnellement aux dépenses qu’il y a englouties et aux jeunes hommes qu’il y a perdus. Treize ans après la conclusion de l’armistice (j’écris ces lignes en décembre 1931) qui a mis fin aux hostilités et précédé les négociations de Versailles, la situation de toutes ces nations est lamentable : débâcle financière, gâchis politique, désarroi industriel, marasme commercial, crise de chômage sans précédent, gêne et déséquilibre partout ; rien ne manque au tableau. Ces désolantes constatations, tous peuvent les faire et chacun les fait. Et elles poussent irrésistiblement tous les hommes de cœur et de raison loin des routes sanglantes de la guerre et vers les sentiers fleuris de la Paix.

Toutes les considérations que je viens d’énumérer — et chacune demanderait de plus amples développements, mais il faut savoir se limiter — expliquent et motivent l’accueil fervent que rencontrent les idées de Paix dans les milieux les plus divers, et même les plus opposés (voir le mot Pacifisme). Toutefois ces considérations et circonstances ne seraient peut-être pas suffisantes, tant le culte de la force, même sous sa forme la plus bestiale et la plus criminelle et l’esprit nationaliste et guerrier ont jeté dans la conscience des hommes des racines profondes, qu’il sera long et malaisé d’extirper à jamais.

G. — Mais il me reste à indiquer le fait qui, plus que tout autre, et de beaucoup, soulève contre l’éventualité d’une nouvelle guerre l’opinion publique. Ce fait, c’est le frisson d’épouvante et de répulsion que fait passer dans le cœur de tous la certitude que, si la guerre éclatait de nouveau, elle équivaudrait à une manière de suicide général.

On trouvera au mot qui suit une étude saisissante sur les effroyables conséquences de la guerre des gaz, de cette guerre que certains ont qualifiée de guerre « scientifique » (voir l’article ci-après : La Science et la Paix). L’énumération — forcément incomplète — des gaz mortifères qui seront utilisés, les terrifiants effets que ces gaz entraîneront, tout cet amas de morts, d’incendies, d’explosions, de ruines, de dévastations, d’intoxications de tous genres que l’aviation de guerre ferait pleuvoir sur les populations civiles, y est exposé avec une précision qui exclut toute crainte d’exagération. Qu’on lise et qu’on relise cette étude nourrie d’une documentation abondante et indiscutable, et on se rendra compte qu’une telle guerre serait l’extermination de l’espèce et le retour à la barbarie par l’écroulement de la civilisation que cinquante siècles d’efforts ont lentement et péniblement édifiée.

Victor Méric, un des collaborateurs de cette Encyclopédie, a écrit ce qui suit : « La guerre de demain n’épargnera personne ; non, personne : ni les dirigeants, ni les riches pourvus d’autos et qui fileront sur les routes, ni les militaires, ni les civils. Les enfants à la mamelle absorberont le poison, de même que les vieillards courbés vers la tombe. Plus d’embusqués, plus de filons. La mort partout ; la mort sur tous. Et l’épouvante, la démence, le déchaînement odieux des instincts les plus bas, le sauve-qui-peut général. Car la guerre, ce ne sera pas seulement l’arrosage copieux sur les cités, l’explosion des bombes, les incendies, les maisons écroulées, les rues défoncées. Ce sera, aussi, la ruée, en débandade, sur les routes ; des cohortes affolées courant sur les chemins comme ces foules du moyen âge qui fuyaient les barbares et les fléaux. Ce sera, dans les villes désertes et ravagées, dans les centres industriels et les agglomérations ouvrières, l’arrêt de toute production, l’Économie nationale frappée à sa source même, tout labeur suspendu, une sorte de formidable grève générale, déterminée par la panique. Et, au bout, le spectre hideux de la famine. Une nuit suffira, vous