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PAI
1914

ment moins vaste. N’étant plus enfermés, comme leurs ancêtres, dans les limites étroites de leur petite patrie, les hommes ont élargi le cercle de leurs relations jusqu’à celui d’un ou plusieurs continents et les distinctions de nationalité, les oppositions de race se sont sensiblement atténuées. Tout ce qu’il y a d’artificiel et de conventionnel dans le sentiment nationaliste (voir les mots nationalisme, patrie, patriotisme) a frappé et impressionné de plus en plus la raison des personnes aptes à réfléchir et à discerner avec clairvoyance.

C. — Au sein de chaque nation, les formes de plus en plus collectives de la production capitaliste ont fait naître des agglomérations industrielles qui ont été le berceau de ces masses profondes qu’on appelle le prolétariat (voir ce mot). Ces années de travailleurs supportent avec une résignation qui va en déclinant l’exploitation dont elles sont victimes. Comprenant que, courbés sous les mêmes servitudes, subissant les mêmes dominations, ils doivent, s’ils veulent améliorer leurs conditions de travail et d’existence et finalement se libérer des jougs qu’ils subissent, communier dans la pensée et l’action, ces prolétaires se sont formés en syndicats ; ces syndicats se sont fédérés dans le cadre intercorporatif sur le terrain national d’abord, sur le plan international ensuite et, conséquence naturelle et fatale, un rapprochement s’est opéré entre tous ces exploités sans distinction de nationalité ; un sentiment et des pratiques de solidarité, de sympathie réciproque et de mutuelle confiance se substituent insensiblement aux pratiques et au sentiment de défiance et d’hostilité qui, naguère, encore, étaient le fait général. Tout permet de concevoir et tout autorise à espérer que, sous peu, il deviendra impossible aux Gouvernements de précipiter les unes contre les autres ces diverses fractions d’un prolétariat mondialement organisé et évolué, que les événements éclairent de plus en plus sur les origines et les fins des conflits armés dont il est l’éternelle victime.

Le jour — et il est proche — où les prolétaires du monde dit civilisé auront conscience que, quel que soit le coin de terre qui les a vu naître, non seulement ils n’ont aucune raison de se haïr et de se combattre, mais qu’ils ont, au contraire, tout intérêt à s’entr’aimer et à s’unir contre les Maîtres qui s’ingénient à semer entre eux la haine, ce jour-là, rien ni personne ne parviendra à les faire s’entr’égorger. Cette ascension — trop lente, beaucoup trop lente à notre gré, mais certaine — du prolétariat universel vers la constitution d’une nouvelle Internationale entraînera et guidera l’humanité sur le chemin de la Paix.

D. — Est-il besoin d’attirer l’attention sur les dépenses énormes que l’état de Paix armée impose aux populations ? Qu’on en juge : le total des budgets militaires (budgets officiels) atteint, en 1931, 103 milliards 948 millions, 298.950 francs, soit en chiffres ronds cent quatre milliards, qu’on prélève annuellement sur le travail humain, sur l’épargne, sur la santé publique. Les États-Unis d’Amérique ouvrent la marche avec 17.685.625.000 francs. La Russie tient le deuxième rang, avec 14.473.567.615 francs. La France et la Grande-Bretagne viennent ensuite avec 11.674.000.000 francs et 11.631.375.000 francs. Mais si l’on ajoute aux dépenses de la Grande-Bretagne les dépenses des Dominions, on constate que le total arrive à un chiffre très voisin de celui des Etats-Unis. La cinquième et la sixième place appartiennent à l’Italie et au Japon. Ces six grands pays représentent les deux tiers de la dépense mondiale. Le budget officiel de l’Allemagne n’est que de 4 milliards 298 millions 076.000 francs.

Les dépenses incombant au régime ruineux de la Paix armée vont en augmentant d’une façon à peu près régulière et continue. Les dépenses militaires, inscrites au budget de la France, ont été : en 1868, de 548 millions ;

en 1878, de 663 millions ; en 1888, de 727 millions ; en 1898, de 938 millions ; en 1908, de 1.165 millions ; en 1913, de 1.814 millions. En 1931, il atteint près de 12 milliards, malgré la réduction du service militaire de 7 ans à 5, puis à 3, puis a 2 ans. La Paix armée n’est-elle pas un gouffre ? Et jeter, tous les ans, dans ce gouffre, cent quatre milliards, n’est-ce pas le comble de la démence ? Peut-on sérieusement croire que les peuples sont en proie à une folie incurable et que toujours ils se laisseront bénévolement dépouiller ainsi d’une somme qui représente un effort de production considérable, et cela en vue d’entasser des engins de massacre dont ils seront eux-mêmes les victimes ? Ce serait à désespérer de la raison humaine et tout me porte à la certitude que pareille démence provient de l’héritage millénaire de férocité, de sauvagerie et d’ignorance que les hommes doivent à leur bestialité originelle, mais que, sortie des ténèbres et se dirigeant vers la lumière, la raison ne tardera pas à l’emporter et à mettre fin à cette folie.

E. — Ce ne sont pas seulement des ressources matérielles incalculables que, depuis des, siècles, la guerre a englouties ; elle a été, aussi, de tous, les fléaux qui ont décimé l’humanité et de tous les crimes qui ont déshonoré l’histoire, celui qui a fait le plus grand nombre de victimes. Camille Flammarion ( « Sur la Guerre » ) établit les chiffres que voici : « Ce fut, depuis les Pharaons, 40 millions de morts chaque siècle (presque un par minute) ; 1.200 millions de morts en trente siècles, c’est-à-dire : dix-huit millions de mètres cubes de sang, des squelettes bout à bout sur 500.700 lieues de long (cinq fois le chemin de la Terre à la Lune), des crânes se touchant sur six fois le pourtour de la terre… » Le grand astronome français s’indignait de ces terrifiantes hécatombes. Ces chiffres sont bien de nature à faire de tout homme raisonnable et sensible un adversaire irréductible de la guerre et un partisan résolu de la paix. Mais ils remontent à une époque passablement lointaine et, pour amener à réfléchir l’homme d’aujourd’hui, il faut invoquer des événements plus rapprochés et, si possible, récents, à plus forte raison des événements qu’il a vécus et dont il a gardé le vivant souvenir.

J’ai parlé plus haut du bilan effroyable des pertes de toute nature à porter au passif de la dernière guerre mondiale. Je recommande l’exposé de ce bilan à l’attention des personnes qui liront ces lignes et je serais extrêmement surpris si, après avoir mesuré toute l’horreur qui s’en dégage, il se trouvait une seule personne, douée de quelque intelligence et de quelque sensibilité, qui pût n’en pas concevoir l’indéfectible volonté de servir de toutes ses forces la cause de la Paix. Ce bilan, le voici :

Bilan de la Guerre de 1914-1918. Pour le Monde : 51 mois de mobilisation ; 74 millions de mobilisés ; 13 millions de soldats (7 à la minute) et des millions de civils tués ; 3 millions de disparus ; 20 millions de blessés ; 10 millions de mutilés ; 3 millions de prisonniers ; 5 millions de veuves de guerre ; plus de 10 millions d’orphelins ; 10 millions de réfugiés.

Pour la France seulement (je ne possède pas de chiffres précis pour les autres pays belligérants) : 1.700.000 tués ; 453.500 disparus ; 2.444.000 blessés ; 708.554 mutilés (classés) : 404.606, des membres ; 235.884, des poumons ; 24. 696 des yeux ; 13.392, des oreilles ; 8.558, de la face ; 14.502, du cerveau ; 4.338 sourds ; 2.585 aveugles. Tels sont les chiffres officiels pour le matériel humain. Que de souffrances, de deuils, de larmes et de regrets, représentent ces abominables conséquences d’une guerre qui, durant plus de quatre ans, a ensanglanté la terre ! Combien d’hommes jeunes et vigoureux, intelligents et bons, l’élite, véritablement, et la fleur de l’humanité, ont été sacrifiés ignoblement à des intérêts et immolés froidement à une cause qui n’étaient pas les leurs ! Veut-on connaître, maintenant, le bilan des