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OUV
1893

thète. Mais cette réaction ne peut avoir une véritable grandeur, inspirer le respect et susciter la sympathie que si elle ne tombe pas dans un préjugé contraire faisant de l’ouvriérisme la formule de la seule utilité sociale, celle d’une pensée et d’une action ouvrières qui doivent à leur tour dominer, et si elle n’oppose pas ainsi une « sottise manuelle » à la « sottise intellectuelle », un arbitraire ouvrier à l’arbitraire bourgeois. En est-il bien ainsi dans les manifestations de l’ouvriérisme ? Nous sommes obligés de constater que non et que trop souvent il justifie les critiques dont il est l’objet, sinon les sarcasmes que lui jettent des adversaires de mauvaise foi pour se dispenser de discuter à son sujet.

Il y a lieu, tout d’abord, d’écarter ce qui est de la mauvaise foi. On ne discute pas avec elle ; on la méprise. Il faudrait pouvoir ne pas tenir compte aussi des préjugés inspirés d’un esprit de classe plus ou moins irréfléchi ; mais ils sont des deux côtés basés sur cette distinction qui établit des cloisons étanches entre le travail de l’esprit et celui des mains. Ces préjugés sont vieux comme le monde, et on pourrait s’étonner de les voir persister en des temps démocratiques, si ces temps ne perpétuaient pas les distinctions sociales du passé. Mais le travail, en général, et le travail manuel en particulier, porte toujours l’ostracisme aristocratique et la malédiction religieuse. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit aux réprouvés un Dieu qui se repose d’avoir mal fait le monde, en compagnie des lys « qui ne travaillent ni ne filent ». Comptez combien d’ouvriers la République « récompense » de sa Légion d’honneur, à côté de tant d’aventuriers de professions parasitaires qui reçoivent ses faveurs. Même en y comprenant les vrais artistes, ceux qui relèvent par leur talent une distinction qu’avilit le cabotinage des autres, ils ne sont pas un sur cent décorés, et encore le sont-ils plus pour leur docile acquiescement aux conventions sociales que pour leur travail. Là encore, se manifeste plus de démagogie que de vrai démocratisme.

Il est impossible de soutenir sérieusement une théorie d’une supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel et vice-versa. Chacun a son utilité sociale, sa nécessité humaine, et participe également au bien-être de tous. Le pain de l’esprit n’est pas moins indispensable à l’homme que celui du corps. « L’idée aussi est nourriture », a dit V. Hugo. Chacun a ses malfaisances et ses hontes. L’activité du savant, du médecin, de l’instituteur est aussi nécessaire et admirable que celle du laboureur, du boulanger, du maçon. Celle des ouvriers des arsenaux et des usines de guerre n’est pas moins inutile et détestable que celle des chimistes et des ingénieurs, dont, manuellement, ils réalisent les inventions. Les activités manuelle et intellectuelle ne peuvent s’abstraire l’une de l’autre, tant pour la collectivité que pour l’individu. Il n’y a pas d’homme-cerveau ; il n’y a pas d’homme-machine. Il y a des hommes plus ou moins bien équilibrés, plus ou moins aptes à remplir des fonctions utiles à la société et à eux-mêmes, suivant leurs facultés et l’emploi qu’ils en font. Nous tenons donc pour fausse et funeste toute distinction humaine ou sociale basée sur le caractère manuel ou intellectuel du travail, et nous écartons du débat tout argument de cette espèce, qu’il vienne des défenseurs ou des détracteurs de l’ouvriérisme.

Pendant longtemps, la condition ouvrière a été imprécise, soumise à des variations infinies. Maîtres et compagnons étaient mêlés dans les anciennes corporations. Celles-ci avaient des règlements contradictoires qui provoquaient des querelles interminables entre elles. Il y avait une solidarité de tous ceux appartenant à la corporation et non une solidarité de classe réunissant d’une part tous les maîtres, d’autre part tous les ouvriers. Ceux-ci, avec les aides, les apprentis, les valets, étaient sans organisation, tant à la ville qu’à la campagne. Les syndicats étaient interdits. L’industrie peu

développée, dispersée et très spécialisée, rendait presque impossibles les coalitions d’ouvriers pour discuter de leurs intérêts et les défendre. Le prodigieux développement industriel du xixe siècle changea cet état de chose par la multiplication du personnel ouvrier, la concentration de son activité dans de vastes usines et la division du travail. La machine sépara patrons et ouvriers, créant entre eux une démarcation de plus en plus nette. Le prolétariat industriel, devenu une immense armée et soumis à des réglementations de plus en plus précises et autoritaires, éprouva alors un besoin plus effectif de se sentir les coudes, de s’organiser pour défendre ses salaires et améliorer ses conditions de vie. Une conscience de classe naquit en lui avec la notion de la véritable valeur d’un travail dont il était frustré pour la plus grande part, et celle d’une force qui lui permettrait de se libérer du joug patronal pour travailler et vivre librement.

L’Internationale Ouvrière synthétisa les aspirations de ce corps immense. Elle réunit en elle tous les espoirs, toutes les révoltes, toutes les volontés dont les manifestations incohérentes avaient semé le passé du long et sanglant martyrologe prolétarien. (Voir Révoltes ouvrières.) Elle leur donna une formule. Elle dressa une puissance ouvrière réelle en face du patronat, une méthode et une action qui pourraient lui tenir tête, et prouver au monde qu’à égalité intellectuelle, à égalité de compétence technique et de connaissance organisatrice, le travail pouvait et devait prendre la place du capital, supprimer son parasitisme exploiteur. Le prolétariat était le nombre, la masse ; il n’avait qu’à respirer pour bouleverser, par le soulèvement de sa vaste poitrine, les constructions fallacieuses du vieil ordre empoisonné d’égoïsme individualiste et haletant sous le poids du mensonge social. Mais il fallait l’égalité intellectuelle pour donner au nombre, à la masse, la force irrésistible qui lui manquait depuis cinquante siècles de prolétariat sporadiquement en révolte et toujours inorganisé. Cette force, l’Internationale voulait l’apporter au prolétariat ; l’ouvriérisme l’a fait échouer.

L’Internationale disait : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ! », et elle ajoutait : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Elle savait que la liberté ne se demande pas ; elle se prend. Elle voulait que l’ouvrier apprît « à ne compter que sur lui-même et sur son entente cordiale avec tous ses frères de misère pour conquérir son affranchissement intégral ». (G. Yvetot : A. B. C. syndicaliste.) Mais elle savait aussi que cet affranchissement ne pourrait se produire sans que le prolétariat eût acquis la triple puissance intellectuelle, morale et économique qui sont impossibles l’une sans les autres. Elle faisait siennes les idées d’Agricol Perdiguier qui avait enseigné les techniques anciennes de sa profession de menuisier et tenait une école où il se préoccupait autant du développement intellectuel et moral de l’ouvrier que de son perfectionnement professionnel. L’Internationale disait enfin, avec Louis Blanc : « Nous voulons que le travail soit organisé de manière à amener la suppression de la misère, non pas seulement afin que les souffrances matérielles du peuple soient soulagées, mais aussi, mais surtout, afin que chacun soit rendu à sa propre estime ; afin que l’excès du malheur n’étouffe plus, chez personne, les nobles aspirations de la pensée et les jouissances d’un légitime orgueil ; afin qu’il y ait place pour tous dans le domaine de l’éducation et aux sources de l’intelligence… Nous voulons que le travail soit organisé afin que l’âme du peuple, — son âme, entendez-vous ? — ne reste pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses. »

C’était là le but d’un magnifique ouvriérisme. Par lui, la classe ouvrière accomplirait l’œuvre avortée de la Révolution française ; elle donnerait à tous les tra-