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leur protection. Jamais ils ne jugent que leurs protégés sont suffisamment éduqués. Il faut que ceux-ci conquièrent leur émancipation de vive force. Même quand les protecteurs entendent de bonne foi protéger leurs administrés, il leur est difficile de comprendre que leur rôle est fini et qu’ils doivent abandonner le peuple aux aléas de la liberté.

Les bolcheviks ont toujours dit que leur idéal était d’instaurer la liberté et que la dictature du prolétariat (plus exactement la dictature du gouvernement bolchevik) était un régime provisoire. Il y a beaucoup de chances pour que la dictature des bolcheviks ne disparaisse pas d’elle-même. Ils ont établi une dictature sous prétexte de faire triompher la révolution, il faudra une nouvelle révolution pour supprimer la dictature.

De nos jours, ce ne sont pas les techniciens qui conduisent la production ; ce sont des financiers, des hommes d’affaires qui ont sous leurs ordres techniciens (ingénieurs et ouvriers qualifiés) et manœuvres, sans leur devoir la moindre garantie ou protection, mais prétendant exiger obéissance et fidélité. D’une façon générale et de plus en plus, la suprématie de l’argent a remplacé celle de la technique. L’autorité de la classe dominante tient à la possession des moyens de production et non à la valeur de son travail. Maintenant c’est cette autorité qui est enfin mise en question.

La question de l’autorité se débat d’ordinaire en pleine confusion. On mêle les organismes d’autorité, qui sont des organismes de classe, et ceux qui sont des organismes de sécurité. Puis, les défenseurs de la domination bourgeoise ont toujours soin d’incorporer aux qualités caractéristiques de la classe parasite l’autorité de l’intelligence et l’autorité technique.

Or, en face de l’autorité collective, il faut considérer aussi l’autorité individuelle. L’autorité de l’individu intelligent et celle du technicien s’expliquent d’elles-mêmes, sans que ceux qui la possèdent aient besoin de faire appel aux méthodes de coercition. Néanmoins, on voit des hommes intelligents, mais sans affectivité, employer la manière forte par mépris de l’humanité. Et, d’autre part, les représentants d’une autorité technique peuvent trouver plus commode d’utiliser la même méthode, surtout s’ils ont l’esprit autoritaire. Mais, en dehors des fonctions d’autorité, où l’esprit autoritaire trouve à se développer et à s’affirmer dans une société fondée sur la hiérarchie sociale, on retrouve l’esprit autoritaire, c’est-à-dire l’esprit de domination, chez nombre d’individus. Et c’est vraiment là le mauvais esprit contre lequel toute collectivité doit se défendre.

Une des erreurs des premiers anarchistes fut de croire que la liberté suffirait pour faire régner l’âge d’or sur terre. Toute collectivité a besoin d’une morale (disons d’une règle de jeu) et d’agents pour assurer la sécurité et protéger les faibles. Or, pour la sécurité individuelle, mieux vaut la justice régulière, avec ses tribunaux et la garantie d’une défense, que la justice populaire avec ses emballements, ses excès et ses cruautés… La coutume a toujours cherché à assurer la sécurité en combattant les impulsions égoïstes, c’est-à-dire l’esprit de domination. Toutefois, elle n’a pas su empêcher, autrefois, la domination aristocratique héréditaire, ni, aujourd’hui, la domination de l’argent.

La confiance est le régime vers lequel tend l’humanité. Il n’y a pas de confiance sans liberté. Une liberté absolue ? Il n’y en aura jamais, car il y aura toujours une opinion publique. Nous ne pouvons pas la supprimer, ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Mais nous devons travailler à l’éduquer et à la rendre moins esclave du conformisme. L’opinion publique réclamera toujours des mesures d’ordre contre les malotrus. Espérons que le nombre en diminuera avec la transformation du milieu, la disparition des compétitions d’intérêts et l’adoucissement des mœurs, et que la foule saura

de plus en plus s’éduquer elle-même. Mais il faudra quand même des agents de sécurité, par exemple aux carrefours, pour protéger les piétons et assurer la circulation et le croisement des voitures contre les imprudences des jeunes fous et contre la vanité des imbéciles autoritaires, entêtés à ne pas céder le passage.

Quant aux fous, aux déséquilibrés, aux égoïstes impulsifs, il faudra bien s’en mettre à l’abri. En diminuer le nombre d’abord par une lutte rationnelle contre l’alcoolisme, la syphilis, les maladies infectieuses. Donner ensuite l’attention nécessaire à l’éducation des débiles mentaux et les mettre dans des professions à l’abri des secousses sociales. Les protéger, les surveiller, enfin les isoler, si c’est nécessaire, ce serait le rôle d’un organisme sanitaire et non celui d’une justice de punition et de vengeance, mais avec toutes les garanties et les moyens de défense qui sont accordés aujourd’hui aux délinquants et, en outre, avec la garantie d’expertises contradictoires.



Le travail est le véritable cadre de la morale. Si dans les temps primitifs, il a été éclipsé par la valeur guerrière, si, à l’époque actuelle, il est infériorisé par la suprématie de l’argent, il est destiné à prendre toute son importance dans une société libérée du parasitisme. L’activité régulière est le meilleur régulateur des impulsions. Le travailleur s’attache à sa besogne quand il participe à une œuvre qui l’intéresse ; il prend conscience de sa responsabilité et aussi de sa propre utilité dans la vie sociale. L’oisif n’est soutenu par rien, il a beau s’ingénier à tuer le temps, il a la conscience vague de son inutilité et de son infériorité. Il est l’esclave de ses caprices et n’est pas satisfait de lui-même. La vanité prend en lui la première place, justement parce qu’il n’a pas de valeur personnelle.

Mais le travail comporte une hiérarchie et une autorité techniques, auxquelles tous les ouvriers sont assujettis. Est-ce que ce n’est pas là la preuve de la nécessité de l’Autorité souveraine en toutes choses : politique, sociale et morale ? (Je parle de cette Autorité à laquelle ne saurait se refuser aucune personne sensée, parce qu’elle est incluse dans le fonctionnement même des choses qu’elle régit et qu’elle n’est, somme toute, que l’Autorité de la Raison.)

Évitons de généraliser et surtout de mettre sous le même vocable des choses qui ne sont pas comparables. Il n’y a pas de liberté absolue ; nous ne sommes pas libres, bien entendu, de ne pas tenir compte des lois de la pesanteur. Mais il est abusif de conclure à la similitude des phénomènes physiques et des phénomènes sociaux. Si chacun subit l’autorité de la technique, si chacun est obligé de plier son effort aux règles de l’art, aux méthodes scientifiques ou aux procédés du métier, cela ne comporte pas l’obéissance morale et la sujétion vis-à-vis des chefs en dehors des choses du métier. Et, dans ce domaine encore, l’obéissance aux règles techniques ne peut entraîner ni servilité, ni déchéance. Les hommes peuvent rester moralement sur un pied d’égalité, étant des collaborateurs dont chacun a son utilité.

Il n’en est pas moins vrai que le travail apprend aux hommes la solidarité des efforts et la connaissance des échelles de valeurs. Chacun contrôle sa propre valeur par ce qu’il est capable de faire. Il reçoit les instructions de ceux qui ont des compétences plus étendues, et il les reçoit non parce que ceux-ci imposent une volonté arbitraire, mais parce qu’ils le font participer dans une certaine mesure aux connaissances qu’ils ont acquises. Chacun peut, dans sa partie, travailler à l’amélioration de la technique. L’organisation du travail dans une société où l’instruction serait étendue à tous, dans la mesure des aptitudes de chacun, apparaît comme une vaste collaboration.